La joie des jours qui rallongent. Il est 20h passé, et le soleil rougeoie toujours à l'horizon alors que nous pénétrons dans un Supersonic Records dont les activités de disquaire se sont arrêtées pour environ deux mois.

L'occasion de s'asseoir discrètement sur les tables où trônaient jusqu'ici les bacs de disque pour voir ce que vaut le set de
Black Ends, power trio venu de Seattle, dans l'état de Washington. Mentionnera-t-on au cours de cet article un certain power trio lui aussi venu de Seattle ? Oui, et pas plus tard que maintenant. Le chorus et les sonorités crados transpirent l'influence de Nirvana, le chant grave tout en lamentations de Nicolle Swims aussi, et pourtant c'est presque un mix avec ce qu'était Radiohead à ses débuts que l'on entend en live. On ressent assez peu la lourdeur du grunge, si ce n'est dans les frappes de batterie, et le résultat final se balade tranquillement entre Seattle, la côte californienne, et quelques bars 90's d'Oxford, sans arriver à la cheville d'aucun des groupes que vous pourriez avoir en tête. Est-ce dû à la configuration étriquée du Records, ou à la digestion encore présente en ce début de soirée, mais on rangera Black Ends dans les groupes sympathiques à écouter, sans vraiment y repenser d'ici deux jours. On notera tout de même que ça commence à pogoter pour la dernière chanson, et attention, ce verbe pourrait devenir un classique de la soirée.

En effet, la suite se fait dans le Supersonic Club avec
Peuk, et le power-trio belge flamand n'est pas venu sucrer les gaufres. Un nom qui, en bon argot néerlandais, veut dire mégot de clope, vous voilà prévenus si vous vous attendiez à du dark-post-jazz-militaro-industriel-avant-gardiste. Non, ici on part sur du bon gros grunge. Oui, encore le grunge, oui, encore un power-trio, et oui, Peuk ça sent encore plus Nirvana que la clope froide. La chanteuse-guitariste agresse avec sa Mustang pleine de fuzz, les mêmes cheveux que Kurt, et les mêmes Converse All-Star, la batterie démonte lourdement, et la basse doum-doum (ndlr : une basse, ça doum-doum). On a droit à des passages ralentis, bien stoner, de temps en temps ça sonne comme Hole, ou le Nirvana crado de l'époque
Bleach, autant dire que la formule ne s'essouffle finalement pas trop, sur des chansons qui pour l'esprit punk apparaissent presque à tiroir, en tout cas dans leur format live. Le pogo revient sur les deux dernières chansons, et on notera un nom qui s'apprête à faire des premières parties pour Triggerfinger, mais encore une fois la formule est plutôt connue, et comme on dit en Belgique, nonante-neuf !

C'est sur ces bonnes paroles qui ne font absolument aucun sens que l'on se dirige tranquillement vers le Supersonic Records avec de grandes attentes, celles d'enfin entendre le punk féroïen de
Joe & The Shitboys, auteurs de slogans tubesques aussi incroyables que
Save The Planet You Dumb Shit, Life Is Great You Suck, Drugs R'4 Kidz, ou encore le fantastiquement long et vegan
If You Believe In Eating Meat Start With Your Dog. Les trois musiciens ouvertement queers et venus des îles Féroé montent sur scène en salopette en jean, avant que leur chanteur ne se rajoute pour nous faire profiter de sa teinture blonde façon raton-laveur fashion, de sa chemise de bûcheron rouge (Nirvana décidément), de son tout petit short, et de ses pas de danse absolument fabulous. On aura assez peu de choses à dire sur la musique, l'important n'est pas là. Que de la bombinette punk sur scène, les chansons qui dépassent les 1 minutes et 30 secondes sont une rareté, le groupe enchaîne tout ça avec fun et énergie, le n'importe quoi s'intensifie chanson après chanson, la foule ne met que deux ou trois accords à s'envoyer les uns contre les autres, on ouvre la fosse, ça danse, ça se referme, chacun vit sa bizarrerie à sa façon, en toute décontraction, pour un concert de « vegan queer feel good riot » à la folie contagieuse, pleine d'inclusivité et de bonne humeur. Quelques discours sur la condition queer et le bonheur d'être à Paris viendront ponctuer tout ça, jusqu'à ce que le moment soit venu de s'accroupir, tout ça pour découvrir qu'il y a un slip sous le short, oh dommage. On saute, on met un joyeux coup de coude à son voisin, et voici le concert déjà terminé.

Un gros câlin à Joe et ses shitboys plus tard, nous voici de retour au Club, pour le seul concert pas vraiment punk de la soirée.
Softcult, groupe canadien au shoegaze croisé avec Avril Lavigne et mené par les jumelles Phoenix et Mercedes Ann-Horn. Pour distingueer les deux, Mercedes, la blonde avec des faux airs de Cascada, à la guitare, et Phoenix, la brune, à la batterie. Les lumières tendent sur des teintes bleues et violettes, la musique se fait typique des années 90, voici le Supersonic transformé en P3, le fameux bar-concert de la série Charmed, et j'espère ne pas être le seul ici à avoir la référence. Les harmonies vocales entre les deux jumelles sont pures, magnifiées par les nappes de guitare distordues qui les portent, et pourtant on a du mal à rentrer dedans, un état mental provenant sans doute du fait de s'être envoyé trois groupes de punk énervé précédemment, et de la redescente consécutive à la folie des Shitboys féroïen. On se raccrochera au concert à l'occasion d'une fin plus axée stoner-grunge, pendant laquelle le groupe sortira les grosses guitares et les solos bourrés de fuzz et de pédale wah-wah. Une bonne occasion de se préparer à la claque finale de la soirée.

Ne restant plus qu'un groupe à passer, le suspens ne durera que le temps de discuter un peu Rotown Bar à Rotterdam avec des expats néerlandais, et vous l'aurez déjà deviné, ce sont
Enola Gay qui vont nous attraper dès la première chanson, et nous jeter contre les murs déjà un peu fissurés du Sonic.
Salt nous fait le coup du larsen à fond les ballons, la basse saute et rebondit d'une barrière à une vitre en plexi jusque dans nos gueules, les esprits s'échauffent, et la voilà qui descend, la bombe. Fionn Reilly prend le mic, scande son rap comme un bon punk irlandais, grime venu de Belfast, nourri de l'histoire violente et des décennies de lutte vécues par son pays, et regarde devant lui le champignon de vapeur atomique transpirant de sueur prendre forme. L'Enola Gay n'est pas un avion comme les autres, et le groupe ayant repris son nom n'est pas non plus un groupe comme les autres. La déferlante durera quarante minutes, quarante minutes durant lesquelles il ne sera possible que de pogoter ou de mourir, si vous avez déjà vécu un concert d'IDLES vous savez. Coups de coude, coups de tête, mouvements de foule dans une tempête de larsen, dans une litanie de mots scandés et hurlés avec un accent irlandais à couper au couteau, dans une cascade de frappes sourdes, barricades montées avec les caisses empilées d'une batterie au vernis écaillé. Les verres de bière se renversent, bientôt recouverts par la sueur des corps s'écrasant au sol, on passe du hip-hop au punk le plus énervé qui soit, on mélange un peu les deux, et on se jette dans la foule pour planer dans ce qui n'est plus une fosse mais une baston généralisée.
For God & For Ulster vient conclure le règlement de comptes, il est désormais temps de ramasser ses dents et de retrouver ses esprits dans ce brouillard de transpiration et de beuh dont on va mettre longtemps à se remettre.
Encore une belle soirée They're Gonna Be Big, cette fois-ci presque exclusivement placée sous le signe du pogo et de l'entrechoquement des corps, dont l'unique respiration sera venue du set de Softcult. Quelques enseignements ceci dit, comme le fait que les îles Féroé ça a l'air très cool, et que si vous comptez vous rendre à un concert d'Enola Gay, n'oubliez pas votre protège-dents et vos genouillères.