La relation entre Jehnny Beth et Sound of Violence a eu des hauts, a eu des bas et a été au fil du temps plus au moins chaude, d'un enthousiasme brûlant à chaque sortie de Savages mais d'un accueil glacial pour ses projets en solo. Il suffit pour s'en rendre compte de remonter le fil des chroniques assassines et des notes dignes de celles que m'infligeait Madame Deschanville, cette professeure d'anglais, qui confondait autorité et sévérité, et qui m'en a bien plus appris sur le sentiment d'injustice que sur les verbes irréguliers. Et pourtant, si on déroule le curriculum vitæ de Camille Berthomier, on en conclu vite que cette dernière est bien plus cool que la plus cool de tes copines. Vous avez des doutes ? Alors déroulons ! Savages et ses prestations live homériques, ses collaborations avec IDLES ou Bobby Gillespie, ses soirées Echoes pour ARTE aux programmations toujours impeccables, sa jolie carrière d'actrice atteignant tout récemment son point d'orgue grâce à sa remarquable prestation dans Anatomie d'une Chute, Palme d'Or mais avant tout chef d'œuvre absolu doublé d'un succès populaire, prouvant ainsi qu'intelligence et box-office ne sont pas antinomiques, s'avérant ainsi un salvateur antidote à la « netflixisation » du cinéma et par extension un domaine de la lutte pour la préservation de l'exigence culturelle française. Si on souligne, en plus, qu'Echoes reste un des rares espaces d'exposition cathodique du rock indépendant, il n'en faut pas plus pour le crier haut et fort, tel un publicitaire des années quatre-vingt, « Jehnny, je t'aime ! ».
Notre accréditation pour les dix prochaines émissions étant désormais assurée, passons sans transition à cette soirée du 8 novembre se déroulant comme toujours au YOYO, le club logé au sein du Palais de Tokyo. TMC a beau diffuser un passionnant reportage intitulé « Grenoble : les policiers face a des délinquants toujours plus violents », le mercure chuter en-dessous des dix degrés et quelques goutes de pluie rendre la chaussée dangereusement glissante, on n'hésite pas une seconde à enfourcher notre vélo pour se rendre dans ce petit ilot du seizième arrondissement dédié à l'art moderne, l'art contemporain et au skateboard, coincé entre les dorures de l'hôtel Shangri-la et le funeste tunnel du Pont de l'Alma. Comment hésiter devant un tel line-up qui ferait dire à Gabriel Attal « il n'y a que des numéros dix dans votre team » (oui, Gaby est beau, jeune, riche, voué à un brillant avenir et il cite Booba, mais lui n'est pas plus cool que le plus cool de tes copains) ? Cette programmation excitante alterne valeurs sûres (Sleaford Mods), artiste confidentielle à l'univers subtil (Anika) et jeunes pousses détonantes dont le dernier concert parisien a été qualifié de bombe atomique (Enola Gay).
On vient tout juste de vanter la pertinence de la curation musicale d'Echoes et pourtant on va se permettre de poser d'entrée une réserve. Si dans son format final d'émission télévisée, l'éclectisme des trois groupes présentés fait sens, dans sa version live de mini-festival (à partir de trois groupes, on peut parler de festival), ce n'est pas rendre service à Anika, à l'univers feutré et à la présence scénique toute en retenue, que de la laisser ouvrir la soirée devant un public venu majoritairement pour se la coller devant le rap post-punk de Sleaforfd Mods, voire pogoter au son de la nouvelle sensation noise-punk irlandaise Enola Gay. Pour se compliquer la tâche, la musicienne germano-britannique décide de se présenter dans une composition minimaliste, simplement accompagnée de sa bassiste pour offrir un set introspectif et délicat. On a beau aimer Change, son dernier LP, la mayonnaise ne prendra pas, laissant le public à distance dont le brouhaha ne fera que croître tout au long du set jusqu'à en devenir presque gênant pour l'artiste. Consciente du désintérêt de la foule, Anika lâchera même entre deux morceaux un ironique « Certain things look like they will never end, but be reassured, they will ». Néanmoins, au milieu de cet océan d'indifférence et de cette performance sans grand relief, nous aurons droit à un moment de grâce, trois minutes suspendues, le temps d'une chanson, la sublime Change. Est-ce que le reste du public a eu la même impression ? Impossible à dire, car quand on a la chance de ressentir cet état d'extase musicale, ce fix ultime que tous les junkies de concerts recherchent, on a l'impression d'être soudainement seul au monde face à l'artiste. Donc là c'était Anika et moi, c'était court, mais c'était bien. A quoi ça se joue ? A presque rien, peut-être à sa façon de légèrement casser sa voix sur « I Think » dans la phrase « I Think We Can Change ». Ce léger changement de tessiture, presque imperceptible pour mon voisin, semble alors vouloir me dire « tu n'es pas le seul, moi aussi j'ai souffert, je me suis égaré, j'ai fait les mauvais choix, et plusieurs fois même, moi aussi j'ai cru que je ne pourrai plus jamais aimer, que j'avais tout donné, tout gâché, mais viens, crois-moi, tu sais, on peut changer, tout peut changer, tout va changer ». Les fans de The Smiths comprendront certainement de quoi je parle même s'ils continueront à se poser la question de Nick Hornby « Did I listen to pop music because I was miserable or was I miserable because I listened to pop music ? ».
Le 6 mai 1945, Paul Tibets, brigadier-général de l'Armée de l'air des États-Unis, survole Hiroshima, alors simple ville côtière mais considérée comme un centre stratégique assurant la défense terrestre de tout le sud du Japon, aux commandes du bombardier Boeing B-29 Superfortress baptisé Enola Gay. Le 26 septembre 1980, sort sous le même nom le classique de synthpop d'OMD qui fera se déhancher sur les planches du Palace ou du Bus Palladium tous les « jeunes gens modernes » puis quelques années plus tard, dans des rallyes selects de l'ouest parisien tous les jeunes gens bien nés.
Fin 2019, quatre jeunes belfastois fans de Wu-Tang Clan, Joy Division et Aphex Twin décident de monter un groupe. Fionn Relly (Voix), Joe Mc Veigh (Guitare), Adam Cooper (Basse) et Andy Mullan (Batterie) sont Enola Gay. Flow hip-hop, guitares stridentes punk, beats électro, les quatre irlandais font feu de tout bois avec un seul objectif, envoyer... du bois. Ça joue vite, ça joue fort, la presse britannique se pâme et Saint Iggy Pop leur a donné sa bénédiction. Comment dit-on en anglais déjà ? Ah oui, « The Next Big Thing » ! S'ils sont encore brouillons sur disque, Enola Gay se sont forgés une sacrée réputation de groupe de scène, largement confirmée par leur prestation dantesque en avril dernier au Supersonic qualifiée par un de nos chroniqueurs, depuis édenté, « d'un des plus grands ravages de scène de l'année » (nos plus fidèles lecteurs auront reconnu notre jeune trublion Adonis D., fidèle du premier rang, ne ratant pour rien au monde un pogo ou une tournée de bières).
Mieux qu'une re-confirmation, nous avons eu droit à un autre type de fix recherché par les junkies du rock, la décharge d'adrénaline pure. Qu'ils soient deux, quatre ou quinze, certains groupes occupent naturellement la scène, en imposent, alpaguent en deux temps trois mouvements le public, ne lui laissant aucun autre choix qu'une immersion immédiate et complète. Enola Gay est de cette trempe-là. Qu'on aime ou pas leur musique fourre-tout, toute aussi inventive et jubilatoire que bourrine et ultra-référencée, un constat s'impose clairement : c'est LE jeune groupe de rock à voir en ce moment. Ils reviennent le 29 novembre au Point Ephémère à Paris, et à l'heure où on écrit ces lignes, il reste encore des places. A part aller voir le même jour leur compatriote Kojaque à La Bellevilloise, vous n'aurez pas d'excuse valable pour les rater. Imaginez un super groupe composé de Fontaines D.C., IDLES et Gilla Band qui jouerait des titres de Rage Against The Machine (le punk british ou irish remplaçant avec bonheur le metal californien), vous aurez alors une idée de l'intensité d'un concert d'Enola Gay. Non contents de simplement voler la vedette, ils nous offriront également un duo sonique avec Jehnny Beth et déclencherons de sérieux pogos au sein d'un public d'invités d'ARTE à une soirée au Palais de Tokyo, audience traditionnellement plus calme que celle d'un festival de death metal à Düsseldorf. En bref, on ne souhaite à aucun groupe de devoir passer après eux !
Ce soir cette lourde tâche incombe à Sleaford Mods. Cela tombe bien car Jason Williamson et Andrew Fearn ne sont pas du genre à être impressionnés par qui que ce soit : le public est venu pour eux, ils ont déjà retourné la veille le Bataclan et Sleaford Mods font du Sleaford Mods, les mecs ne sont compétition avec personne, ce sont les rois d'un genre unique qu'on pourrait qualifier pour faire simple de.... Sleaford Mods. Les grincheux pourront toujours râler et laisser entendre qu'il n'y a rien qui ressemble plus à une chanson de Sleaford Mods qu'une autre chanson de Sleaford Mods. Ce n'est pas complétement faux, mais dans ce cas, ne venez pas à un concert de Sleaford Mods car on le sait, Sleaford Mods vont jouer de la musique à la Sleaford Mods et chacun des titres de Sleaford Mods ressemblera à un autre titre de Sleaford Mods. Mais c'est exactement ça qu'on aime chez Sleaford Mods, ils font du Sleaford Mods, c'est toujours pareil, mais jamais vraiment pareil. On ne se lasse pas et on y retourne à chaque fois, prenant toujours autant de plaisir à voir Sleaford Mods faire du Sleaford Mods.
Jason et Andrew sont désormais sobres (plus d'alcool, plus de drogue), mais ne vous inquiétez pas, le chanteur est simplement devenu plus affuté et a trouvé une nouvelle mimique, mi-iconique, mi-ridicule, dans le plus pur style Sleaford Mods, faisant tenir une petite bouteille d'eau sur sa tête pendant plus de la moitié du concert. Quant à Andrew, le gars à côté avec un ordinateur, il occupe désormais deux fonctions, appuyeur de bouton au début de chaque titre (comme il le fait à chaque concert de Sleaford Mods depuis les débuts de Sleaford Mods) et danseur (faisant de lui définitivement le Bez de Sleaford Mords). Efficaces, drôles, intenses et festifs, vous n'allez peut-être pas me croire mais ce soir Sleaford Mods ont fait du Sleaford Mods. Et c'était bien (enfin si on aime Sleaford Mods bien sûr) !
Que retiendrons nous de cette soirée ? Que quitte à payer une bière un peu chère, autant qu'elle soit bonne, c'est ici la cas grâce à la brasserie du Grand Paris proposant une Pale Ale fraîche et légère et une IPA bien équilibrée entre amertume et notes de citrons et fruits tropicaux. Que Jehnny Beth chante même avec Enola Gay et confirme qu'elle est vraiment plus cool que la plus cool de tes copines. Qu'une grande chanson peut à elle seule faire oublier un set décevant et qu'Anika en a écrit une. Que Sleaford Mods, qu'ils soient sobres ou dans un état second, seront toujours Sleaford Mods. Qu'un concert d'Enola Gay est une expérience d'une intensité rare et qu'on n'ose imaginez ce que pourrait devenir ce groupe le jour où eux aussi écriront une grande chanson. Que je présente mes excuses aux lecteurs issues de la Gen Z pour cette chronique qui risque fort d'être qualifiée de TL;DR.