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Anika

Paris, Centre Pompidou - 24 janvier 2024

Live-report par Franck Narquin

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Paris, 8 novembre 2023, YOYO - Palais de Tokyo. Anika ouvre pour Enola Gay et Sleaford Mods dans le cadre d'une soirée Echoes With Jehnny Beth pour ARTE Concert. On se permettra de porter quelques réserves tant sur sa prestation que sur sa programmation aux côtés de tels groupes. Quelques jours plus tard, nous recevrons sur Instagram un message de l'artiste germano-britannique dont nous vous relatons ici le sens tout en modifiant légèrement la forme : « Wesh ma gueule, j'adore votre site mais je crois que tu as oublié le respect. Je sais que vous avez le seum depuis 1982, mais l'affaire Battiston – Schumacher, il serait temps que vous tourniez la page. En revanche, on n'a pas perdu nos habitudes, quand un petit français nous chauffe, on lui montre fissa qui c'est Raoul et on le retrouve aux quatre coins d'Paris, éparpillé par petits bouts façon puzzle. Donc je te propose un octogone sans règle et te donne le lieu, la date et l'heure. Paris, Centre Pompidou, le 24 janvier prochain à vingt heures. Je te conseille de venir avec tes gars sûrs car moi je serai avec mon crew, le Solistenensemble Kaleidoskop et je crois que t'es pas prêt pour la gifle que tu vas te prendre ».


La veille de notre rendez-vous, on prend des nouvelles d'Anika pour s'assurer qu'elle honorera bien sa présence et qu'on ne s'est pas coltiné pour rien le re-visionnage de La Cicatrice Intérieure (ndlr : le film de Philippe Garrel de 1970 dont certains titres de Desertshore servent de bande originale). Elle nous indique que son avion a six heures de retard, puis qu'Air France a perdu ses bagages et sa guitare. Ça sent la débandade tout ça ! Pourtant, le lendemain, à vingt-heures précises, les lumières s'éteignent sur la grande salle du Centre Pompidou qui affiche comme souvent complet car ici on aime et soutient la culture quelque soit le fanfaron qu'on nous peut coller comme ministre de tutelle. Comme prévu le gang Solistenensemble Kaleidoskop au complet est là. Cette fois on n'oublie pas le respect et même s'ils sont nombreux, on va vous les présenter un par un. Aux violons Mia Bodet et Grégoire Simon, à l'alto Yodfat Miron, aux violoncelles Sophie Notte et Isabelle Klemt, à la contrebasse Caleb Salgado et à la guitare, autoharpe et violon Paul Valikoski. Nos sept amis entament une longue introduction instrumentale, créée spécialement pour le spectacle, sombre, lancinante et presque hypnotisante et nous envoient un message, ceci est bien Desertshore, mais pas celui de Nico, mais le nôtre. Bien installés au premier rang dans de très confortables fauteuils, on se fait happer sans aucune résistance. Le spectacle a débuté depuis près d'un quart d'heure et toujours pas de signe d'Annika Henderson. Pour l'anecdote, ses bagages n'étant finalement jamais arrivés, elle a dû emprunter vêtements et guitare pour se produire sur scène ce soir.

Mon voisin a beau trouver ce prologue interminable, on y voit plutôt un sas indispensable permettant de passer de notre monde quotidien et routinier aux contrées spirituelles de Desertshore. Peu à peu notre esprit divague et quelques fragments de souvenirs de Nico reviennent à la surface. Son départ d'Allemagne à quinze ans, la Dolce Vita, les rencontres avec Brian Jones, Bob Dylan, Andy Warhol et Paul Morrissey et l'année 1967, avec ce doublé « album à la banane » - Chelsea Girls. Mais tout ça est trop beau et trop faux pour l'astre noir qu'est Nico. Aux succès et aux paillettes, elle préférera la radicalité artistique et l'autodestruction. Elle se trouvera avec Garrel et se perdra dans l'héroïne. Puis Ari et ce père qui ne lui veut pas du bien et enfin Ibiza, juillet 1988, J'Entends Plus La Guitare.


Quand Nico nous quitte, Annika Henderson n'a pas encore un an. Après avoir débuté une brillante carrière de journaliste politique, partageant son temps entre Bristol et Berlin, elle rencontre Geoff Barrow (ndlr : le tiers de Portishead) qui cherche une chanteuse pour son groupe Beak>. De leurs sessions studio naîtra en 2010 le premier album d'Anika (le n entre Anika et Annika Henderson marquant la dissociation entre la femme et l'artiste), remarqué par la reprise de I Go To Sleep de The Kinks dans une version sépulcrale digne de Christa Päffgen. Il faudra attendre onze ans avant son deuxième album, le sublime, forcément sublime, Change, toujours chez Invada Records, le label de Barrow sur lequel sont également signés les excellents Benefits, le groupe préféré de ton groupe préféré, car entre-temps An(n)ika arpentera de nombreux chemins qui la verront se produire au festival All Tomorrow's Parties / I'll Be Your Mirror ou en tant que DJ au Tresor de Berlin ou dans de mythiques Boiler Room.

Desertshore, troisième album de Nico, intégralement composé et écrit par elle, contrairement à Chelsea Girl où elle n'était qu'interprète et dont elle contestera toujours la production jugée trop pastorale et clinquante de Tom Wilson, a été produit par John Cale et demeure depuis plus de cinquante ans, en compagnie de son prédécesseur The Marble Index, une pierre angulaire de l'avant-garde pop, aussi froide, aride et crépusculaire que dense et fascinante. D'une durée inférieure à trente minutes et composé de tout juste huit titres, cet album n'a toujours pas pris une ride, ce qui n'est pas le cas du film La Cicatrice Intérieure qui, malgré ses allures de délire de soixante-huitards sous psychotropes, a créé un espace mentale cinématographique régulièrement visité depuis, que ce soit par Vincent Gallo dans The Brown Bunny ou Gus Van Sant avec Gerry. C'est également là où les robots de Daft Punk se donneront la mort dans leur film de 2006 Electroma dont un extrait sera tiré quinze ans plus tard pour annoncer leur séparation. Pour empêcher une œuvre de flétrir, il faut parfois que les générations futures s'en emparent et les réinterprètent à leur manière. C'est exactement ce que nous proposent ce soir Anika et le Solistenensemble Kaleidoskop.


Parti aussi loin que lors d'une séance de méditation transcendantale lynchienne, notre esprit réintègre notre corps au son des premières mesures de Janitor Of Lunacy. Anika s'avance alors dans la pénombre de la scène et déclame « Alors, Paris vous êtes chaud ou quoi ? Vous êtes prêts à danser ce soir ? ». Je plaisante, elle ne dira rien et adressera juste un timide « Thank you for coming » avant le dernier titre du spectacle. Elle restera dans son rôle, sûrement également dans son être, aussi timorée et réservée dans son attitude qu'affirmée et entière dans son interprétation. Flirtant en permanence entre la version originale et sa relecture, on aura la sensation de ne voir devant nous ni Anika, ni Nico, mais un autre personnage qu'on appellera Anico.

La réinterprétation d'Anika et du Solistenensemble Kaleidoskop s'avère particulièrement notable sur The Falconer et My Only Child, qui troquent ici leur dépouillement extrême de 1970 pour une version beaucoup plus en chair grâce à l'apport de de cordes amples et d'une orchestration radicalement nouvelle qui parvient néanmoins à conserver l'esprit même de l'œuvre. Après trois titres debout devant le microphone, Anika s'empare de sa guitare d'emprunt et s'assied pour entonner la comptine Le Petit Chevalier autrefois chantée par Ari Boulogne, le fils de Nico, alors âgé de sept ans. On ne peut que souligner la qualité de l'interprétation de la chanteuse et de son orchestre tout du long de cette heure passée hors du temps, néanmoins on assistera à quelques petits loupés ou imprécisions, qui bien loin de nous faire grimacer apporteront au contraire une touche d'humanité et de chaleur à leur prestation par essence quelque peu austère. Ainsi Anika semble oublier à un moment les paroles du titre et lève les yeux avec un léger rictus, telle une élève récitant au tableau sa poésie et bloquant sur un vers. On doute qu'il ne s'agisse là que d'un habile élément de mise en scène, on y voit plutôt avec bonheur se fissurer quelques instants l'armure d'Anika, petit moment de grâce où la chanteuse retombe en enfance. On aura la même sensation un peu plus tard quand elle tapera de manière assez pataude sur son triangle, plutôt que d'y voir un geste mal assuré, on aura la douce impression d'entrevoir la petite fille qui devant sa glace joue à être son idole (oui je sais, je suis peut-être en train de tomber amoureux).

A mi-parcours et en guise d'interlude, Anika interprète Never Coming Back, tirée de son dernier album et qui s'intègre comme un gant aux cotés des autres morceaux. Ce titre qu'on aimait bien dans sa version studio sur Change prend ici une tout autre ampleur. Vient alors le moment tant attendu d'Abschied et Mütterlein ou l'en entend pour la première fois Annika H. chanter dans sa langue maternelle (ou paternelle, j'ai beau être amoureux, je n'ai pas encore été présenté à la famille). Elle est ici à tel point dans le personnage d'Anico que cela en devient troublant. Je pense alors au film Sybil de Justine Triet. Allez savoir pourquoi (en vrai, je sais mais ça serait trop long à expliquer, c'était juste pour souligner que toutes les œuvres qu'on a pu voir, entendre ou lire au cours de notre vie ne cessent de communiquer entre elles et quand Anika réinterprète Desertshore, notre petite tête réinterprète à son tour le tout avant de le délivrer à notre petit cœur et c'est justement ça qu'on aime tant et qu'il ne faut surtout pas toucher Rachida, mon petit chat).

Dans son glacis formel, Desertshore offre un court moment d'apaisement pop avec Afraid, le « tube » de l'album, presque aussi beau que l'inégalable These Days qui, comme chacun le sait, est la meilleure chanson de tous les temps. Mais s'il fallait retenir un moment, un seul, de cette soirée, ce serait sans aucun doute All That Is My Own. Jusqu'ici principalement dans la tension et la maîtrise, le Solistenensemble Kaleidoskop se lâche enfin totalement. Avec ses cordes dissonantes, le groupe emmène le morceau dans de nouveaux territoires et entraine les spectateurs dans un tourbillon orgasmique qui flirte avec la musique expérimentale tout en évoquant Venus In Furs du Velvet Underground. Cloué à son siège, le public trouvera néanmoins la force nécessaire pour se livrer à une sincère et chaleureuse standing ovation. « Meet me on the Desertshore » nous scande Anika, on y est bel et bien. Il y fait si froid et pourtant on a si chaud.

C'est terminé mais on en veut encore, le groupe reviendra donc pour un rappel avec Rights, également tiré de l'album Change, qui s'intègre moins naturellement à l'ensemble que Never Coming Back. Avec un tel choix, Anika et le Solistenensemble Kaleidoskop assument leur position forte, peut-être la seule viable quand on s'attaque à un tel monument, qui est d'imposer son propre univers à l'œuvre originale sans se laisser intimider par son poids ou son prestige et ainsi nous réaffirment que si l'on vient bien d'assister à Desertshore, ce n'était pas celui de Nico, mais le leur. Et c'était sublime, forcément sublime.
setlist
    Introduction
    Janitor Of Lunacy
    The Falconer
    My Only Child
    Le Petit Chevalier
    Never Coming Back
    Abschied
    Afraid
    Mütterlein
    All That Is My Own
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    Rights
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