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SPRINTS

Interview publiée par Adonis Didier le 4 janvier 2024

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SPRINTS, un nom qui résonne dans l’underground d’outre-Manche comme une pépite prête à exploser, une petite bête qui monte qui monte, jusqu’à sortir son premier album Letter To Self ce 5 janvier 2024 chez City Slang. C’est dans les locaux du label à Paris que l’on a pu retrouver fin novembre Karla Chubb, chanteuse et guitariste de la formation irlandaise, pour aborder la genèse, l’écriture, et l’enregistrement de ce premier album, la professionnalisation en cours du groupe, et bien sûr la personnalité et les insécurités de leur charismatique frontwoman, lors d’une interview au très long cours entre deux personnes quelque peu bavardes.

En général, je demande aux gens s'ils ont des souvenirs de la France ou de Paris, mais vous avez enregistré votre premier album, Letter To Self, au Black Box Studios à Noyant-la-Gravoyère, un peu au nord d'Angers. Alors, c'était comment la campagne française ?

C'était incroyable. C'était très beau, très scénique. En plus, c'était le meilleur moment de l'année, parce qu'en Irlande on n'est pas très habitués au chaud, alors le mois de mars en France était parfait, ni trop chaud ni trop froid. On pouvait porter des t-shirts et des shorts, ce qu'absolument personne d'autre ne faisait ! Concernant Peter et Sylvie, qui gèrent le studio, ils sont formidables. On s'est sentis vraiment chez nous, c'était dingue de manger de la nourriture française tous les jours, de ne boire que du vin français, mais surtout c'était bien d'être loin de chez nous et des distractions, pour pouvoir se concentrer sur l'album. Aussi, on a eu plus de temps que ce qu'on a d'habitude. Par exemple, à Dublin, ou dans la plupart des grandes villes j'imagine, tu attaques au studio à 10h et tu finis à 22h. Mais là, parfois on restait au studio jusqu'à 2h ou 3h du matin, on s'amusait, on réécoutait les pistes, on rejouait le disque. Ça nous a laissé ressentir qu'on faisait quelque chose ensemble, ça en a fait un moment spécial.

La première chose qui me marque sur Letter To Self, c'est qu'il est assez différent des EPs que vous avez sortis jusque-là. Tout y semble plus lourd, plus anxiogène, et dans le même temps très mélodique. Il y a eu une réunion d'avant-projet pour décider de cette direction ?

Soit déprimé, mais heureux en même temps ! Hum... on l'a ressenti comme une progression naturelle. Les gens nous disaient que c'était plus lourd que nos autres chansons, et j'étais là « vraiment ? », parce que j'étais inquiète que ça ne soit pas assez lourd. Il y a une véritable conscience de soi dans notre musique, parce que nos premiers amours ce sont les Pixies, Nirvana ou Fugazi, toutes les références post-punk des débuts, et je suis contente que les chansons les plus lourdes soient finalement sorties. Parce qu'il y a une sorte de peur quand tu es un groupe mené par une femme, du genre sois puissante et lourde, mais pas trop sinon tu vas passer pour une folle, mais ne sois pas trop légère non plus sinon on va appeler ça du pop-punk. Bref, on voulait trouver quelque chose de naturel, qui nous corresponde. Et pour être honnête, certaines chansons étaient déjà écrites à l'époque de l'EP A Modern Job, mais on les a mises de côté parce qu'elles étaient trop différentes, en se disant que ça ferait un bon point de départ pour un album. Alors quand on a ensuite commencé à écrire spécifiquement pour le disque, tout s'est naturellement emboîté, et on s'est dit OK, c'est ça que l'album va raconter, c'est la bonne direction. Et une fois la destination définie, on fait simplement tourner la musique, et on voit ce qui nous permet d'y arriver, et ce qui rentre dans nos intentions.

Dans ce sens, c'est assez drôle la manière dont beaucoup de chansons semblent très similaires, en ambiance et en structure, tout en ayant chacune des particularités très marquées. Il y a toujours cette sensation d'avoir les pieds qui collent au sol et du mal à respirer, mais sur une mélodie différente...

Oh, ça, c'est n'importe quel pub à Dublin ! (rires) Mais oui, je pense que ça a à voir avec le fait que beaucoup de chansons de cet album ont en quelque sorte une « chanson-sœur ». Par exemple Ticking et Heavy sont liées, Cathedral et Can't Get Enough Of It aussi, Shadow Of A Doubt et Shaking Their Hands idem, ou encore Literary Mind et A Wreck (A Mess). Toutes les chansons ont plus ou moins une version miroir, une contrepartie, qui je pense crée une cohérence mais heureusement pas une lassitude, comme quand tu es à la moitié d'un album et que tu te dis « ohhh c'est encore pareil ! ». Il faut éviter ça à tout prix ! Être assez proche, mais différent !

Et dans tout ça il y a Literary Mind, qui est une chanson à l'ambiance très différente, plus légère, plus pop, et qui avait été sortie en EP à part entière il y a un an...

Pour être honnête on ne comptait pas la mettre sur l'album, parce qu'on sentait cette différence de ton. Je pense que c'est notre chanson la plus guillerette, si je puis dire, mais après avoir discuté avec le label, avec beaucoup de gens avec qui on travaille, ils nous ont tous dit « cette chanson est une part importante de votre histoire ». En plus de ça, on a fait une tournée UK avec Suede cette année, et Brett Anderson nous a dit « je sais que vous pensez que les gens vont se rappeler de cette chanson, mais si elle n'est pas sur un album, elle va être oublié comme ça, hop. Et si vous aimez cette chanson, vous ne pouvez pas la laisser être oubliée ». Ça a allumé quelque chose dans nos têtes, en mode « c'est vrai, cette chanson est vraiment importante pour nous, on l'adore, les gens l'adorent en live, et je pense qu'il n'y a pas de mal à avoir un moment plus joyeux dans l'album ». Ça ouvre parfaitement la porte à la fin de celui-ci, tu commences par toutes ces ténèbres, un moment de soulagement, puis la résolution.

Oui, c'est une bonne chanson pour se remettre du bulldozer Can't Get Enough Of It ! Qui est d'ailleurs ma chanson préférée de l'album !

Ah oui ? Parce que c'est aussi la préférée de Sam, de loin ! Il adore Black Rebel Motorcycle Club. Au début, je ne savais pas trop quoi en penser, parce que c'est assez répétitif, mais il était là ç dire « mais c'est ça l'idée ! ». A la base, la chanson durait sept minutes, on l'a ensuite réduite à trois, et il a râlé en disant qu'on se débarrassait de tous les bons trucs, que ça devait durer au moins quatre minutes, alors on en a remis un peu. Au bout du compte, ça fait très désert, veste en cuir, et festival au milieu de nulle part !

D'ailleurs, la fin de cette chanson est sans doute le moment le plus puissant de l'album...

Oui, on a joué les guitares depuis quatre amplis Vox différents, doublé nos deux guitares, ajouté du tambourin, du shaker, on a mis beaucoup de delay... Comme c'est très répétitif, tu dois t'assurer qu'il y a beaucoup de profondeur et de lectures dans la chanson. J'ai lu une de tes interviews l'an dernier où tu disais que tu avais peur de rusher le premier album, d'y aller en étant mal préparée. Aujourd'hui c'est bon, c'est le moment ? Oui, je pense. On avait déjà la plupart des chansons quand on a fait A Modern Job, et on pensait sortir un double-EP, et peut-être faire un troisième EP pour ne rien perdre, et ensuite on a réalisé qu'on n'avait pas besoin de se presser de sortir un album. On aurait pu le sortir beaucoup plus tôt, il aurait été un peu plus court, mais on a fait le bon choix. On a signé avec City Slang, ce qui a été un fit parfait, ils ont tellement d'historique avec le rock 90's, des groupes comme Hole, ils prennent aussi des influences plus électroniques, ils ont même un peu de hip-hop maintenant. Et à partir de là, tout a naturellement trouvé sa place, et le timing est devenu le bon. On aurait même voulu le sortir cette année (ndlr : en 2023), mais ça faisait plus de sens de le sortir en tout début d'année 2024, et de suivre avec une longue tournée, et ensuite la saison des festivals. Et je dormirai un jour... peut-être !

Parce qu'en plus vous travailliez tous à côté pendant tout ce temps. Mais vous allez arrêter à partir de janvier c'est ça ?

Oui, on finit dans trois semaines, Sam et moi. Jack fait un doctorat en ce moment, mais il va différer et le finir plus tard, parce que là on tourne trop. Sam et moi on ne peut pas prendre plus de temps sur notre boulot, nos chefs nous ont déjà tellement aidés et on a utilisé toutes les faveurs qu'on pouvait obtenir pour nous aider à décoller, mais maintenant, avec l'engagement que demandent les tournées et la promotion du disque, c'est trop. On a une opportunité très rare d'aller vraiment quelque part avec le groupe donc... On va braver le grand méchant monde de la musique et voir comment ça se passe. Ce qui est très excitant !

Et comment tu te sens de faire partie l'industrie musicale maintenant ?

Redemande-moi ça en janvier ! Non, je pense que ça va être cool. Quand tu regardes ce qu'on a fait jusqu'à présent, on a écrit deux EPs et un album en l'espace de deux ans, on a pas mal tourné avec beaucoup de festivals... Si c'est ce qu'on peut faire avec un job à plein temps à côté, je n'imagine même pas ce qu'on peut faire quand on n'a plus que la musique à gérer. Il y a aussi beaucoup de choses à faire en plus à force de grandir, comme les interviews, les clips, mais ça va être agréable de pouvoir se concentrer sur le groupe. Et ça ouvre la porte à d'autres possibilités d'être créatif. Je vais essayer d'écrire plus, ce genre de choses. Parce que je n'aurai pas à revenir de Glastonbury le dimanche soir pour aller travailler le lundi matin !

J'imagine qu'il y a une histoire incroyable derrière ça !

Oui ! L'an dernier, quand on a fait Glastonbury, on a fini le dimanche. On part à 9h du matin, on monte dans la voiture, on est coincés dans les bouchons jusqu'à midi, on doit conduire pendant neuf heures pour arriver au ferry qui nous ramène en Irlande, puis encore une heure de route jusqu'à la maison. Et là on loupe le ferry, donc on doit dormir dans le port jusqu'à 2h du matin le lundi, prendre le ferry pour arriver à 6h, conduire de 6 à 7h pour arriver chez moi, ça fait deux jours que je voyage et je dois travailler à 9h. Donc ça me va très bien de ne plus jamais avoir à faire ça ! Clairement, c'est le summum du stress, devoir aller de Glastonbury jusqu'au boulot !

En parlant de stress, tu as récemment parlé de souffrir de TDAH (ndlr : trouble déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité), et que c'était souvent compliqué avec autant de choses à faire...

Oui, j'ai découvert récemment que je souffrais de ça, c'était une surprise, des fois tu penses te connaître mais en fait non ! Mais ça explique beaucoup de mes problèmes d'attention, de trop penser, d'hyperactivité un peu aussi. Je ne sais pas, j'ai toujours eu l'impression d'être une personne plutôt calme, chill, et puis j'ai rencontré Sam, et le groupe, et il m'a dit « tu es la personne la moins calme que je connaisse, tu es complètement folle ! Je n'ai jamais rencontré une personne qui est aussi tac, tac, tac, constamment ! ». Parce que j'ai tout le temps des idées, je vais écrire une chanson, puis une autre, aussi je veux partir en tournée, et puis faire ci, et ça, et ils sont là « relax ! Karla, calme-toi ! ». Mais j'apprends à gérer ça, à l'accepter, et honnêtement, c‘est sans doute une des choses qui m'a permis d'en arriver là. C'est pour ça que je suis capable de travailler autant, d'accomplir autant de choses, mon cerveau ne s'arrête jamais de travailler, ce qui peut être très chiant parfois, surtout quand t'essaies de dormir. Mais tout le monde m'aide, et me supporte, et quand ça m'arrive de devenir un peu dingue, ils comprennent, et ils ne le prennent pas pour eux. Ils disent juste « laissons-là vriller, ce sera fini dans une heure ».

Ça a l'air habituel de parler de TDAH chez les artistes. Je pense à Izzy B Philips de Black Honey, qui avait oublié son passeport à Londres la veille de leur passage à Paris...

Oui ça m'est déjà arrivé ce genre de trucs, c'est pour ça que je ne suis plus responsable des réservations ! Une fois ou deux j'ai réservé un hôtel pour la mauvaise date parce que je ne faisais pas assez attention. Et une fois on jouait dans un festival, j'ai réservé une voiture à l'aéroport pour aller jusqu'au festival, mais en fait elle était réservée à quarante minutes de là, et les gars étaient en train de me dire « Karla... ». En même temps ils ont vraiment été cool, en mode ce n'est pas grave, on va prendre un taxi, et moi j'étais là « je suis tellement désolé, je suis vraiment une idiote, pardon ! ». Donc oui, je ne touche plus aux réservations. Demande-moi d'écrire une chanson en dix minutes si besoin, mais me demande pas de réserver un hôtel, parce que je vais me planter !

Et vos vidéo clips, est-ce qu'on doit prendre ça comme un message pour l'industrie musicale ?

Les vidéo clips, ils sont nés de notre amour pour les films d'horreur, Jack, Colm, et moi. Par exemple, j'adore Ari Aster (ndlr : réalisateur de Midsommar), et pendant l'écriture de l'album, je lisais beaucoup de petites nouvelles bizarres, beaucoup de « female body horror ». Colm me demandait souvent ce que je lisais, je lui répondais « oh c'est un livre sur des gens qui font un élevage d'autres gens pour les manger », et il me disait juste « cool ! ». La plupart des gens se diraient what the fuck, mais Colm et moi on adore ça. Et donc les vidéo clips sont venus de l'idée de construire des gens, rapport aux personnes qui te disent à quoi tu dois ressembler, ce que tu dois faire, que ce soit lié à la musique, ou dans la vie quand t'es queer, tout ça. Cette idée qu'on doit rentrer dans des cases, agir d'une certaine manière, et de briser ces cases. On voulait aussi que les vidéo clips soient trois parties d'une même histoire, qu'il y ait une boucle, avec le début de Adore Adore Adore qui est la fin de Shadow Of A Doubt. Pour l'histoire en elle-même, c'était Ellius Grace, le réalisateur, et Hannah Gallagher, la productrice, on leur a dit qu'on aime les films d'horreur, on aime aussi ça, voilà les chansons, à vous de voir ce qu'elles veulent dire pour vous, amusez-vous. Ils sont revenus avec quelque chose et on a adoré.

Donc aucune critique de la part de votre label dans tout ça ?

Non ! Notre label est vraiment très ouvert. Quand on est arrivés avec le concept, j'étais là « oui, alors là ils vont me noyer, et puis on va m'injecter des trucs » et ils ont dit « allez-y, on adore, on signe ! Vous gérez la vidéo, c'est votre truc ! ». City Slang, ils sont incroyables, je ne sais pas trop comment fonctionnent les autres labels, mais on a un contrôle total de notre son, de notre look, de tout ce qu'on fait. Bien sûr ils nous conseillent sur ce qu'ils aiment, si on doit mettre un peu plus de ci ou de ça, mais ils ont confiance dans notre vision créative, et je ne crois pas qu'ils nous aient déjà vraiment faits de retours sur des choses à changer. Ils sont très « on adore la pochette d'album que vous avez envoyé, on adore les vidéos, continuez ! ». On doit être un peu les fous du coin, et ils se disent qu'il vaut mieux pas trop y toucher tant que ça marche !

Oh, je suis sûr qu'ils ont des artistes plus fous que vous !

Probablement ! Je pense qu'on a l'air un peu plus dingos qu'on ne l'est vraiment, parce que dans le fond, on est plutôt sains et normaux. Là où on est vraiment dingues, c'est sur scène, et c'est du coup l'image qu'on renvoie. Mais à côté de ça, moi j'aime beaucoup la partie marketing et business de la chose, c'est fun et intéressant. Sam a fait un peu de vidéos à l'université et se remet là-dedans, Jack adore gérer les réservations, les voyages, la presse et tout ça, Colm fait beaucoup de photo. Donc on a beaucoup de choses hors de la musique qui nous amusent aussi.

Et ce n'était pas trop dur de quitter Nice Swan Records pour partir chez City Slang début 2023 ?

Eh bien Nice Swan Records, ils sont restés nos managers, en plus de City Slang. Parce que Nice Swan Records, et je ne savais pas que ça existait mais c'est trop bien, ils sortent seulement des EPs et des singles, donc ils trouvent des tout petits groupes qui montent, ils sortent des EPs et des singles avec eux, et ensuite, selon la relation qu'ils ont, ils continuent ou non à travailler avec eux sur leur label suivant. Donc on les a gardés dans notre management, et c'est la même chose pour English Teacher (ndlr : première partie de SPRINTS sur leur prochaine tournée Europe). Ils ont signé Chalk aussi récemment, leur second groupe irlandais, ils viennent de Belfast, ils font un genre de techno post-punk... C'est incroyable. Bref, c'était le label parfait pour commencer, ils sont une petite équipe, ils nous ont aidé à percer au Royaume-Uni, et maintenant City Slang nous aide avec les Etats-Unis et l'Europe.

Oui, Nice Swan Records ce sont vraiment les meilleures oreilles d'Angleterre. A chaque signature chez eux, je découvre mon nouveau groupe préféré !

Oui, carrément ! A chaque fois qu'ils signent quelqu'un je suis là « mais où vous avez encore trouvé ces gars !? ». Des fois ce sont des groupes qui n'ont qu'une seule chanson... Comme English Teacher, ils ont signé en même temps que nous, et pour moi c'est le meilleur groupe du monde. On les adore tellement, et eux ils sont un peu « OK SPRINTS, relax ! », parce qu'à chaque fois on leur envoie des « on vous aime ! », « quand est-ce que vous passez à Dublin ? », « vous aussi vous faites ce festival ? » (rires). Mais oui, Nice Swan Records ont de très bons goûts musicaux, et ce sont de très bonnes personnes, comme de la famille maintenant, et ils sont venus à New York récemment avec nous. Donc merci les gars, on apprécie, vraiment !

En parlant de bonnes personnes, sur cet album comme sur les deux précédents EPs, vous avez travaillé avec Daniel Fox comme producteur (ndlr : bassiste de Gilla Band, et producteur irlandais émérite). Vous avez encore des choses à apprendre de lui, ou il est devenu comme un cinquième membre du groupe ?

S'il est membre du groupe, c‘est contre sa volonté ! Il se dit « oh non encore ces fous bourrés ! » (rires). Mais non, travailler avec Dan toutes ces années a été très sympa, il est vraiment devenu une partie du processus, et c'est drôle de repenser à quand on avait fait le premier EP avec lui, Manifesto, on était tellement timides, et très peu sûrs de nous-mêmes, de notre musique, mais au fur et à mesure que notre confiance a grandi, notre relation avec Dan a fait pareil. On l'a connu comme un ingénieur, à enregistrer et mixer les pistes, et pour cet album il a vraiment pris un plus grand rôle de producteur, et si on retravaille avec lui dans le futur, il prendra sans doute un rôle encore plus grand. C'était super de le voir nous faire de plus en plus de retours sur les chansons, les structures, le son en général. C'est aussi lui qui nous a fait découvrir l'enregistrement live, ce qui a complètement modifié notre son, il nous a appris à travailler avec des textures, à créer des dynamiques, et il n'a jamais eu peur de nous dire qu'on faisait de la merde. Ce genre d'honnêteté ça fonctionne, donc on a une très belle relation avec lui. Il est aussi venu nous voir à Dublin en tête d'affiche, ce qui était un grand moment.

Donc maintenant, vous enregistrez tout en live, tous ensemble ?

Oui, quand on a enregistré Manifesto je crois qu'on a fait une chanson live, et ensuite on est partis enregistrer A Modern Job, en essayant de faire quelque chose au clic (ndlr : enregistrer chaque partie d'instrument séparément, mais en ayant un clic pour marquer les temps et s'assurer que tout s'emboîte bien à la fin). Mais Dan a fini par dire « le clic ça marche pas avec vous, alors juste jouez ensemble, Sam, Jack et toi ». Et on a pensé « on a le droit de faire ça ? », et il a répondu « bien sûr que vous pouvez, faites ce que vous voulez, c'est votre putain de disque ! ». Et ça a complètement changé la manière dont on voit l'enregistrement. Parce que la musique qu'on joue a beaucoup de vie en elle, on a des chansons qui vont et qui viennent, plus rapides et plus lourdes, ensuite un peu plus lentes, et de jouer ça en suivant une machine, c'est super dur de mettre de l'âme et de la personnalité à l'intérieur. Donc ça nous a changé pour toujours, et l'album entier a été fait dans une grande pièce, il y avait Jack, Sam, Colm et moi, on se regardait tous, seulement Jack avec la batterie était derrière une porte vitrée, donc on communiquait par des regards et des gestes, tous ensemble, comme en concert. Et c'est le secret pour faire transpirer cette énergie, et c'est ce avec quoi on avait toujours galéré, de faire en sorte que le disque sonne live et se ressente comme ça.

Si maintenant on aborde les paroles, j'ai remarqué quelque chose dans ton écriture depuis longtemps. Tu poses toujours beaucoup de questions dans tes chansons, mais à qui ?

Probablement à moi-même. Il y a beaucoup de réflexions internes dans tout ça. Pour être honnête, c'est comme débattre avec moi-même. J'ai réalisé assez récemment que tout le monde n'avait pas un monologue interne qui tourne dans sa tête constamment, ce que je trouve incroyable, parce que moi je n'ai jamais de silence dans ma tête, jamais. Même quand je lis, je lis chaque voix dans ma tête comme si le personnage y était, mais apparemment tout le monde ne fait pas ça, donc toutes ces questions c'est une manière de prendre cette énergie qu'il y a dans ma tête, la mettre sur le papier, et si je me pose des questions alors je dois y répondre, et ça me permet de travailler mes émotions. Mais ça ouvre aussi vers l'auditeur. Quand je demande « suis-je en vie ? », ça peut être vu comme être vivant ou mort, ou vivre sa vie à fond, ne pas assez vivre, ne pas être au bon endroit, il y a plein de possibilités différentes selon les sensibilités et les histoires. Parce que peut-être que j'ai écrit en ayant un scénario précis en tête, ou en me servant d'expériences précises, mais je ne veux pas fermer ça pour qui que ce soit. Je veux que ça puisse être l'interprétation de chacun, et que ça puisse parler de sa vie à tout le monde, même en partant de la mienne.

Justement, une des premières choses m'ayant marqué chez SPRINTS, quand je vous ai découverts il y a deux ans, c'était la chanson Delia Smith, et cette phrase « Qui veut vraiment être spécial de toute façon ? », et la réponse ensuite « Moi, putain de moi, et je n'en ai pas honte ». Et c'est une des chansons que j'ai ressenties le plus personnellement de ces dernières années...

C'est ça le truc, comme s'il y avait une honte à vouloir être quelqu'un. Je pense qu'il y a un long moment pendant lequel je n'ai pas poussé à fond en musique parce que j'avais trop peur, peur du jugement ou du ressentiment de personnes déjà installées, comme si c'était honteux de vouloir avoir du succès, ou du talent, ou de vouloir être différent et spécial. Et j'ai trouvé que non, je veux être une bonne musicienne, je veux être quelqu'un que les gens voient, pas pour la gloire ou pour l'ego, mais d'une manière assez basique, un peu philosophique, de vouloir laisser quelque chose derrière moi à la fin. Et je ne crois pas qu'il y ait quoi que ce soit de mal avec ça.

En parlant directement de toi, tu commences l'album par « suis-je en vie ? », et tu le termines en disant « je suis en vie ». Donc cette Letter To Self, lettre à toi-même, c'était une thérapie pour résoudre tous tes problèmes ?

Tu veux dire, est-ce que je suis réparée ? Est-ce que je ne suis plus folle ? On verra ! Ce sera pour l'album numéro deux, donc espérons que non ! Mais je voulais clairement cette espèce de cercle dans l'album. La boucle aide à fermer l'aspect cathartique du tout, ça nous semblait bien, et c'est marrant parce que le nom de la chanson Letter To Self est venue plus ou moins du nom de l'album, et pas l'inverse. Et la toute fin est venue en répétition, Sam jouait des trucs en attendant, j'ai fait « c'est quoi ça ? », et il me dit « c'est juste un riff à partir des accords ». Je lui ai dit « rejoue ça, mais deux fois plus long », et le spoken-word est venu très naturellement, comme des crédits à la fin du film, c'est là qu'on reboucle, et c'est une belle manière de finir. Et cette conclusion de « je suis vivante », c'est moi qui accepte tout ce qu'il se passe dans ma vie, bon, mauvais, tous les troubles et les trucs cassés, et qui essaye de les apprécier. Je ne serais pas là sans tout ça, et j'adore SPRINTS, la famille que j'ai, la communauté qui s'est créée autour de nous, et même si ça fait guimauve, c'est ça la lumière au bout du tunnel, la nuit qui devient le jour, la conclusion qu'il y aura toujours un lendemain pour essayer d'être meilleur, d'aller mieux, si c'est réellement ce que tu veux.

Une autre habitude que j'ai vue chez toi, c'est celle de faire beaucoup de répétitions de phrases. Pourquoi ça ?

J'ai probablement un peu volé ça à Grian Chatten, de Fontaines D.C., et j'aime aussi énormément W.B. Yeats et T.S. Eliot. Et puis, je trouve que la répétition est une bonne manière de mettre de l'emphase, tout en créant des sens multiples. L'exemple que tu as pris, « qui veut être si spécial de toute façon ? », plus on le répète plus on le demande à l'auditeur, « est-ce que tu veux être spécial ? », et clairement tout le monde veut être spécial, chacun à sa manière. Donc ça ouvre à l'auditeur et à ses interprétations, tout en insistant sur un truc particulier. Et j'utilise ça aussi pour moi-même je pense, comme un mantra, en me disant que si je répète quelque chose en boucle, je vais bien finir par y croire, non ? Enfin je ne sais pas, comme mon estime de moi est un bazar sans nom, probablement pas !

En parlant d'estime de soi, votre grosse tournée vous attend, avec l'Europe, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l'Irlande... Quand j'écoute Adore Adore Adore, tu dis « ils ne me disent jamais belle, ils ne me disent que folle ». Tu as eu du mal à monter sur scène au début, à surmonter le fait de se dévoiler en public ?

Oui, clairement. C'est très difficile, émotionnellement, et c'est pour ça qu'après les concerts je suis en général plus en retrait et calme que les gars. Après le concert, ils sont encore plein d'adrénaline, ils veulent discuter avec les fans, boire des coups, sortir. Moi j'ai vraiment cette descente, le poids émotionnel qui retombe. C'est beaucoup, de littéralement crier tes émotions les plus secrètes à des gens tous les soirs. Mais ce qu'on a remarqué, à New York, à Dublin, et à Londres, qui étaient les seuls concerts qu'on a eus en tête d'affiche cette année, c'est que les gens nous renvoyaient certains de nos mots, et particulièrement sur Adore Adore Adore, que je ne pensais pas être autant une chanson où les gens allaient chanter. Et ça a été très compliqué de le réaliser. C'était un peu irréel que les gens me crient ce qui est ma plus grosse insécurité, et en ressentent au moins une partie. Parce que pour être honnête, ma plus grande insécurité en musique, c'est sans doute mon apparence physique. Je suis un peu plus vieille, un peu plus forte que la plupart des pop stars et cie, et ce n'est pas super confortable, en tant que femme dans la musique, ou en général, de ne pas ressembler à la norme. Donc c'est dur, mais de voir les gens chanter en réponse ces paroles, c'est incroyable. Les chansons de cet album sont très personnelles, émotives, et de les jouer en live ça va être très dur, mais à la fin du voyage, si je peux faire ça, si je peux écrire les chansons les plus autobiographiques de ma vie, confesser tout ça¸ et les jouer ensuite avec le groupe, alors c'est bon. La partie la plus difficile est passée, maintenant je sais que je peux tout faire.

Tu n'as jamais pensé que, comme les gens ne te voient pas à travers ton apparence mais ta musique, ça peut être plus facile de durer dans l'industrie, et d'avoir du respect pour ton travail ?

Oui, et c'est stupide. Il y a des femmes qui sont seulement leur travail, et des femmes qui sont seulement leur corps, et il serait temps que les gens ne jugent que par le travail. Des fois on voit des artistes féminines dans des groupes de rock, et le groupe est labellisé pop-punk, ou pop-rock, juste parce que c'est une femme qui chante, et qu'on considère ça plus pop. C'est pour ça que j'aime des groupes comme Savages, c'est l'un des premiers groupes de gros rock auxquels je me suis intéressée avec uniquement des femmes. Bien sûr qu'il y en a eu plein avant, mais Jehnny Beth, c'est une telle personnalité sur scène, alors que quand tu la vois en dehors, sur son compte Instagram, elle est plus réservée que ça, mais en tant que musicienne, il faut que les gens retiennent la personnalité de la musique et des concerts.

Oui, Jehnny Beth on la voit beaucoup ces derniers temps à Paris, pour l'émission Echoes d'ARTE. Pas mal de groupes irlandais s'y sont rendus ces derniers temps, genre The Murder Capital, ou Enola Gay...

Eh bien, Jehnny Beth, on attend l'appel ! Ou on va aller se balader dans Paris jusqu'à la trouver ! (rires)

On a parlé des femmes, mais SPRINTS ont aussi participé à pas mal d'événements sociaux ou caritatifs, concernant l'Ukraine ou la Palestine. Hier encore il y a eu une émeute d'extrême-droite à Dublin. C'est un devoir pour vous d'élever la voix sur ces sujets ? Pour encore citer Delia Smith, la chanson : « ne parle pas trop fort, ou ils te traiteront de casse-couilles et ils te jetteront »...

Oui, je pense que si on a la chance d'avoir n'importe quelle plateforme pour parler, il faut le faire. Je suis une personne blanche qui a grandi dans la classe moyenne, j'ai eu beaucoup de privilèges, même si je suis queer, et que ça a été dur à accepter et faire accepter, mais je reconnais les privilèges que j'ai pu avoir dans ma vie, et si je ne me sers pas de ce que j'ai pour parler pour ceux qui ne peuvent pas, ou faire du bien d'une manière ou d'une autre, ce serait... Pour moi on a une responsabilité morale de le faire, en particulier quand les débats, les conversations, les mouvements politiques se retrouvent de plus en plus en ligne, tu dois te connecter à ça, et vocaliser ça, avec la musique, ou d'une autre manière. Cette idée que je suis un musicien, et donc que du coup je ne connais rien à la politique, c'est faux. La politique ce n'est pas concept théorique obscur que personne ne comprend, c'est littéralement nos commentaires Instagram, nos feeds Twitter, c'est partout. C'est de la culture, de la communauté, c'est une réflexion des gens, donc d'ignorer ça c'est réellement de tout ignorer. Je ne pense pas être la personne la plus informée politiquement, ni la plus intelligente ou éduquée, mais c'est à nous d'en apprendre autant que possible et de l'ouvrir, parce que si les gens n'avaient pas voté, parlé, et manifesté pour le mariage gay à Dublin, on ne l'aurait probablement pas. Alors pourquoi ne pas se battre pour l'immigration, les migrants, les gens de couleur ? J'ai eu le droit de me marier, donc tant pis pour eux, à eux de se battre ? Non, pour moi, il y a toujours du boulot à faire, et des combats à mener.

Et le punk est une bonne forme pour mener des combats ? Parce que j'ai parfois le sentiment que ça peut desservir les idées, d'être trop agressif, frontal, et excluant avec...

C'est ce qui me fait peur parfois avec le label punk. Parce qu'on utilise la colère comme un outil positif, un truc inspirant, parce que je crie des choses sur moi, pas contre les autres. Je crie pour provoquer du changement, créer une forme de catharsis. Et ma peur est d'être cataloguée comme une hystérique, ça c'est ce qu'on veut éviter, à tout prix. Mais bon, qu'est-ce qu'on peut faire si les gens pensent comme ça ?

Pour finir, parce qu'on a beaucoup trop parlé je crois, la scène irlandaise actuelle, tu vois ça plus comme une compétition ou comme des amis ?

Je ne pense pas que quiconque voit ça comme une compétition. C'est très sain de voir les gens faire des trucs cool, parce que ça te pousse à mieux faire, et à bosser plus dur. Et c'est une scène où les gens s'entraident. Je me souviens quand on avait qu'un ou deux singles, les Pillow Queens nous ont mentionnés dans des interviews, ça nous a donné un peu de lumière, pour que des gens nous découvrent et nous aident, et c'est ça qu'on peut faire pour les autres. Des groupes comme Gilla Band, Fontaines D.C. ou Pillow Queens, ont fait beaucoup pour mettre l'Irlande sur la carte récemment, et c'est notre responsabilité de laisser la porte ouverte derrière nous, pour que plus de personnes rentrent, parce qu'il y a tellement de talent là-bas. C'est un petit pays, on est vraiment séparés du reste du monde, c'est dur d'en sortir, et quand on voit Gilla Band signer sur Rough Trade Records, Fontaines D.C. partir en tournée avec les Arctic Monkeys, Pillow Quens signer sur Royal Mountain, tout ça te fait dire que toi aussi, tu peux y arriver. Donc à nous d'aider les autres maintenant. Et ça motive toujours de voir les gens faire mieux que toi, parce que tu voudras toujours faire mieux qu'eux !

Et donc, dernière question, et celle-ci n'est pas de moi. Est-ce que tu es dans un groupe, et est-ce que vous êtes bons ?

Je suis dans un groupe, oui. Et est-ce qu'on est bons ? C'est ouvert à débat, ce sera au public d'en décider ! (rires)