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Massive Attack

Interview publiée par Anne-Line le 11 janvier 2010

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Fruit de sept longues années de travail, Heligoland marque un retour en fanfare pour Massive Attack et les nombreux artistes invités à cette occasion. De passage à Paris afin d'assurer la promotion du disque le mois dernier, Robert Del Naja nous fournit quelques explications sur cette interminable période de gestation et un impressionnant casting...

Votre dernier album était sorti en 2003, et aujourd'hui vous sortez Heligoland. Que s'est-il passé entre ces deux dates ? Pourquoi avoir pris autant de temps pour enregistrer cet album ?

On l'a jeté à la poubelle. Sérieusement, on l'a jeté à la poubelle, et après on en a récupéré quelques bouts pour faire des bandes son de films. Des films pas terribles, d'ailleurs. Certains n'étaient pas mauvais, mais dans l'ensemble, ce n'était pas terrible. C'est la loi de l'industrie du cinéma de nos jours, la plupart des films sont décevants. Ils ne font que recycler les mêmes ingrédients, on tourne en rond. Il n'y a plus aucune histoire originale dans le cinéma. En conséquence, la musique qui l'accompagne est devenue toute aussi banale et répétitive. Le principe est le même avec les gros producteurs de hip-hop qui proposent tout le temps le même morceau pour tous leurs protégés. Peut-être qu'on est vraiment arrivé à la fin du monde, que notre imagination est arrivée à ses limites.

D'accord... Et pendant tout ce temps, vous étiez toujours dans l'état d'esprit d'écrire un album ?

Oui, bien sûr. Seulement, quand on écrivait un morceau, on le balançait après. Par deux fois, l'album a été sur le point d'être fini, et on a tout recommencé. Ensuite il y a eu les tournées, et d'autres distractions. Par exemple une compilation qui est sortie, et pour laquelle il a fallu inclure des nouveaux morceaux. Et puis organiser le Meltdown Festival, et partir en tournée après ça. Les bandes son de films, la peinture... J'ai créé l'artwork d'un album de UNKLE. Cela faisait à peu près cinq ou six ans que je n'avais pas peint, du coup ça m'a fait du bien de sortir de ma léthargie créative et de renouer avec mes pinceaux. Il y a eu tout un tas de distractions en fait. Mais oui, on gardait toujours un œil distant sur l'album (rires).

Quelle était l'attitude de votre maison de disques face à cet état de fait ?

Ils ont été quelque peu stupéfaits, et même assez incrédules et ennuyés, quand on leur a annoncé en novembre 2008 qu'on allait jeter tout ce qu'on avait fait. Heureusement, je leur ai fait passer la pilule en leur disant qu'on allait tout recommencer, mais avec Damon Albarn ! J'ai réussi à faire passer quelque chose de négatif pour quelque chose de positif ! Et je pense que ma stratégie a marché.

Et donc comment s'est déroulée la collaboration avec Damon ?

C'était super. On connaît Damon depuis très longtemps, et chez lui, son image en tant que musicien est très éloignée de ce qu'il est réellement. Il a cette image de « britpop kid » très datée, alors qu'il est très calé sur la musique africaine, cubaine, caribéenne, le reggae, la musique noire en général. Il possède tout un tas de références complètement incroyables. Il a très bien compris Massive Attack. D'ailleurs ce qu'il a fait dans Gorillaz s'en rapproche beaucoup. Lorsqu'il a commencé à auditionner des chanteurs pour le premier album de Gorillaz, personne ne comprenait où il voulait en venir, alors il a fini par tout chanter lui-même. C'était tellement éloigné de tout ce que Blur représentait... C'était beaucoup plus versatile. Il ne tient pas en place Damon, c'est une boule d'énergie sans cesse en mouvement! Il a cent idées à la minute, et il faut pouvoir le suivre et les saisir, parce que si tu ne fais pas attention, c'est trop tard !

Lorsque vous avez commencé à travailler avec lui, vous êtes repartis de zéro ?

Il y a bien quelques morceaux qu'on a repêchés, dont on a gardé uniquement la structure primitive. Mais on a surtout travaillé dans le studio, avec des idées vraiment nouvelles. J'avais placé beaucoup d'espoirs en lui, je me disais que tout serait facile parce qu'il pourrait nous proposer beaucoup de choses très vite. Mais il m'a vraiment poussé dans mes retranchements, il m'a poussé à écrire des paroles avec Horace, et il avait raison. Il est du genre à toujours te stimuler avec des choses nouvelles, des instruments nouveaux. Des fois ça marche, des fois ça ne marche pas. Mais comme le flot d'idées est constant, il y a toujours un résultat à la fin.

Comment avez-vous choisi les invités qui viennent chanter sur vos morceaux ?

Ça dépend... Pour TV On The Radio, on a tourné avec eux en Angleterre. C'est comme ça qu'on les a rencontrés. David Sitek est comme Damon, il a beaucoup d'énergie ! Il est venu nous rendre visite à Bristol, il voulait voir l'aménagement du studio. Je crois qu'il a été un peu déçu (rires) ! Il n'y avait rien d'authentique ! Il s'attendait presque à visiter un musée de la musique électronique... Ensuite nous sommes allés le voir chez lui à New York, à Brooklyn, avec Tunde. C'est comme ça qu'on a commencé à écrire Pray For Rain. Pour Guy Garvey, ce qui s'est passé, c'est que Elbow avaient joué une reprise de Teardrop. Donc on savait qu'il y avait une connexion. Par chance, c'était juste avant qu'ils ne sortent The Seldom Seen Kid, ils n'avaient pas encore reçu le Mercury Music Prize. On a pu travailler avec lui pendant trois week-ends chez nous à Bristol, tranquillement. Il est venu, on a passé du temps ensemble, on a bu du vin, on a refait le monde... On a passé des nuits à discuter de la politique au Royaume-Uni. Et on a fini par écrire des chansons ! Pour Martina Topley-Bird, ça remonte à l'époque où j'habitais avec Tricky. Il m'avait fait écouter sa voix sur une démo, et depuis j'avais toujours été très jaloux qu'il l'ait trouvée ! J'étais vraiment vert. Surtout qu'il l'a rencontrée presque par hasard, dans la rue ! Depuis, on a eu plusieurs occasions de travailler avec elle, mais cette tentative-là est la seule qui se soit concrétisée. Notre objectif, c'est que les artistes qu'on choisit soient un peu mis au défi, qu'ils fassent des choses qu'ils n'ont jamais faites avant. Qu'ils se libèrent de leurs automatismes.

Vous arrive-t-il de collaborer avec des gens, et que finalement ça ne colle pas ?

Ça arrive, oui. Dernièrement on a fait un morceau avec Mike Patton, et on ne l'a toujours pas fini. On a travaillé sur plusieurs morceaux avec Stephanie Dosen, et aussi avec un groupe de New York qui s'appelle les Dragons Of Zynth. Il y a tout un tas de gens avec qui on a travaillés et où ça n'a pas abouti. Parfois c'est un peu triste. Il y avait un morceau qu'on avait envoyé à Thom Yorke en 1997, et il avait écrit des paroles pour mettre dessus, mais on n'a jamais eu le temps de les enregistrer. On devait l'utiliser sur la bande-son du film « Welcome To Sarajevo » et on a dû se dépêcher de le rendre, donc on n'a pas eu le temps de faire venir Thom. On a failli travailler avec Jeff Buckley aussi. On l'avait rencontré dans un hôtel à New York, et puis rien ne s'est passé. C'est vraiment dommage. On a fait des essais avec Aaron Neville des Neville Brothers. J'aimerais beaucoup retravailler avec lui. Parfois il nous arrive aussi des trucs bizarres. On a travaillé avec Madonna sur un morceau de Marvin Gaye. Pas le genre de truc qui arrive tous les jours. On a la chance quand même d'être arrivés au point où notre réputation nous permet d'appeler la plupart des gens et d'obtenir une réponse. C'est même plus intéressant de travailler avec quelqu'un qu'on ne connaît pas, c'est plus stimulant.

Vous êtes encore considérés aujourd'hui comme les pionniers du trip-hop, mais votre musique a évolué au cours des ans. Quelle est votre propre perception de votre musique ?

Quand on a débuté, on n'était que des perroquets (rires) ! On ne faisait que pomper la musique d'autres gens. On utilisait beaucoup de samples. C'est dans l'air du temps maintenant, les jeunes d'aujourd'hui, c'est ce qu'ils font : des listes. À l'époque, on faisait des mixtapes, on copiait des bandes, on collait des morceaux les uns aux autres. On prenait des 33 tours et on en faisait des 45 tours. On enlevait des instruments ou bien on rallongeait des pistes. C'était une aventure anarchique vraiment amusante. Maintenant, quand on regarde la façon dont les gens passent leur temps à emprunter et voler, on se dit que c'est notre héritage. Notre musique a évolué avec la technologie. Avant on utilisait des platines vinyles et des samplers. Au fil du temps, je me suis mis à collectionner les claviers, donc on en a utilisé beaucoup. Et puis les ordinateurs sont arrivés, qui permettent d'enregistrer des heures et des heures de musique sans aucun effort, et aussi de la modifier. On voit bien avec le P2P par exemple, que la musique de nos jours a un aspect beaucoup plus direct dans la vie quotidienne. Finalement ça rejoint ce qu'on essayait de faire à nos débuts, ce partage anarchique de musique.

Vous faites donc partie de ces artistes qui ne sont pas contre la tournure qu'ont pris les choses avec internet dans le milieu de la musique...

Oh oui, je suis complètement pour ! C'est la mentalité punk. On prend, on donne, on transforme, on renvoie. On fractionne, on recolle. On est devenu un groupe à albums seulement après notre premier. Maintenant, avec le dernier album par exemple, on veut vraiment obtenir un ensemble qui soit cohérent, avec un début, une fin, un développement. Mais tout en sachant que chaque partie qui compose la musique peut être extraite, et découpée, et transformée, et décomposée, et détruite aussi pourquoi pas. Il n'y a pas une façon réglementaire d'écouter de la musique. Ni d'en faire, ni d'en acheter, ni d'en faire collection. Chacun a sa propre manière. Chacun fait ce qu'il veut. Les gens qui aiment le vinyle ont chez eux des étagères entières de disques, mais je suis sûr que ça ne les empêche pas non plus d'avoir des ordinateurs remplis de fichiers à côté. Quand je fais venir des gens chez moi, ça m'énerve de voir des CDs partout. Les gens posent leurs verres dessus, et puis à la fin on ne retrouve plus aucun disque dans aucune boîte. En une soirée ta collection est anéantie ! C'est un des aspects que j'aime avec le numérique, maintenant quand mes potes viennent chez moi, ils n'ont qu'à appuyer sur Shuffle (rires) ! Bien sûr, le revers de la médaille, c'est que la musique a perdu de sa valeur. Les gens n'ont plus de respect pour la musique. On a perdu le côté sensoriel, le rituel d'acheter un disque, de le toucher, de sentir son odeur, de se dire que c'est une œuvre d'art que quelqu'un a mis du temps à créer. C'est triste. Mais c'est aussi de la faute des commerçants, qui pratiquent des prix exorbitants sur les disques. Et puis le téléchargement légal, c'est pareil. Il faut lutter pour obtenir une visibilité sur iTunes, c'est le même genre de monopole. Les vrais fans de musique ne sont pas dupes. Bien sûr ils vont télécharger beaucoup, mais ils vont aussi acheter beaucoup. Parce qu'ils ont gardé le sens de la valeur de la musique. C'est comme quand tu regardes un vêtement, il y en a qui sont mieux coupés, qui te vont mieux que d'autres, donc quand tu le vois, tu vas l'acheter, parce que tu apprécies le savoir-faire qui a été mis dedans. Je trouve un peu dommage que la nouvelle génération n'ait pas ce sens du savoir-faire. Il n'y a pas de bons ou de mauvais dans l'histoire, mais il faut trouver le juste milieu.

Pour finir, une dernière question... Vous regardez Dr House ?

C'est une bonne série. Bryan Singer, le créateur de la série, nous a envoyés une belle lettre qui disait que Teardrop était la plus belle chanson du monde, que le clip était le meilleur jamais tourné! Et qu'il correspondait exactement au style médical de la série. Donc on a été flattés. La série est beaucoup plus intellectuelle que la plupart des séries médicales actuelles. Il nous a dit que la série entière avait été inspirée par ce clip. Je ne sais pas pourquoi en Europe, ils ont mis une autre chanson au générique. Peut-être qu'on a été un peu exigeants sur le moment, et qu'ils ont négocié un autre contrat... Ils utilisent donc une pâle copie de Teardrop. On devrait sûrement pouvoir leur coller un procès pour mauvaise copie (rires) !