Rencontre avec Matt Buonaccorsi, bassiste de Maruja, quelques heures avant leur showcase au Rough Trade de Shoreditch à Londres et la veille de la sortie de leur premier album. Après une poignée d'EP flamboyants et des concerts survoltés, les attentes étaient énormes. Pain To Power, qui était l'un des albums les plus attendus par notre rédaction, a tenu toutes ses promesses et se révèle être un des meilleurs disques de l'année. Matt nous en dit plus sur la genèse de ce monument qui s'apprête à atterrir sur les platines.
Comment te sens-tu ?
Un peu fatigué. L'album sort demain, c'est un peu le résumé du son que nous avons construit au fil des années et des trois EPs que nous avons sortis. J'ai l'impression d'avoir gravi une montagne, de regarder en bas et de pouvoir mesurer le chemin parcouru. Nous sommes quatre à avoir grimpé ensemble, c'est un moment que nous attendions tous avec impatience depuis longtemps.
Ça fait dix ans que Maruja a été créé. Quelles ont été les grandes étapes dans la construction de votre son ?
La première était Knocknarea, le premier EP est vraiment un moment. C'est ça qui a tout changé, ce qui nous a fait connaître partout sur internet. Des plateformes comme Rate Your Music (ndlr : l'EP est #1 de l'année 2023) ou Album of the Year nous ont placés en haut du classement alors que nous ne nous y attendions pas du tout. L'EP a reçu d'excellentes critiques à sa sortie, nous étions très contents même si nous n'en attendions rien. Et ensuite Fantano (ndlr : de The Needle Drop, qui a placé Connla's Well en tête de son classement 2024) en a parlé. Après ça, les tournants se sont enchaînés et pour nous ça a été comme une validation de notre créativité et de nos efforts. Nous improvisions et écrivions de la musique dans des salles de répétition un peu crades et miteuses de Manchester, mais nous avions une audience des deux côtés de l'Atlantique.
Maintenant que tu as toute cette expérience, penses-tu que ça aurait pu arriver plus vite, en grillant quelques étapes ou trouvant des raccourcis ?
Franchement, je pense que je ne changerais rien. Notre parcours est vraiment unique, et j'apprécie cette trajectoire singulière. Les cinq premières années, c'était surtout de la musique que nous avons enlevée des plateformes, mais je suis sûr que des gens peuvent la trouver d'une manière ou d'une autre. C'était des trucs bien funky, assez légers et sympa. En fait, pendant longtemps, nous avons testé différentes choses sans vraiment développer un son qui nous est propre. La créativité a toujours été là, mais à un moment nous avons commencé à trop réfléchir : “comment rendre tel élément plus accrocheur ?”, “comment telle chanson pourrait passer à la radio ?” ou “comment toucher le plus de monde possible ?”. Alors qu'en réalité, pendant toutes ces années, nous improvisions tout le temps, et c'est là que la magie opérait vraiment. Quand nous l'avons réalisé, les choses se sont vraiment débloquées pour nous. Je ne crois pas que nous y serions arrivés sans les cinq ou six années d'exploration pendant lesquelles nous avons tout donné, et persévéré même quand ça ne marchait pas. Nous avons fini par trouver notre style !
Tu parles beaucoup d'improvisation et en même temps vos titres sont très construits. Comment est-ce que ça marche?
A chaque fois que nous faisons un jam en studio, nous nous assurons qu'au moins l'un de nous sort son téléphone, le pose au milieu du studio de répet et qu'il enregistre. Quelques heures plus tard, nous le réécoutons sans trop savoir ce que nous avons créé. Et souvent, il y a un passage de trois à cinq minutes dans l'heure d'enregistrement, où nous nous disons « ça, c'est génial, on le garde ! ». Alors nous essayons de le recréer en le touchant le moins possible. Mais bon, à un moment donné, il faut quand même essayer de construire une structure autour. C'est comme écrire une histoire, tu peux avoir toutes les idées, mais ensuite il faut un peu l'éditer, couper, tailler dedans jusqu'à ce que ça ait du sens. Pour nous, il faut que ça devienne un morceau de musique facile à écouter.
Pain To Power est un titre très fort, ça sonne presque comme un manifeste. Qu'est-ce que c'est exactement : un manifeste ou juste un extrait de quelque chose ?
Musicalement, c'est le point culminant de notre son à travers les années. C'est pareil pour notre message, nous avons toujours parlé des événements politiques qui ont façonné la Grande-Bretagne, pour le meilleur ou pour le pire, surtout pour le pire. C'est pour ça que la musique est si sombre. Mais aussi, pour le meilleur. Oui, c'est une sorte de manifeste, mais pas uniquement politique. Nous parlons aussi de santé mentale, de s'aimer soi-même et de s'aimer les uns les autres, d'une manière plus spirituelle, d'être connecté aux gens autour de toi et de ne pas semer plus de division et de haine. Pain To Power a beaucoup plus de poids que nos EPs. Quand nous avons commencé à écrire, il y avait le Brexit et Boris Johnson qui dirigeait le Royaume-Uni à l'époque, et qui était en train de dézinguer le NHS. Il y a beaucoup de choses flippantes qui se passent partout : des génocides, des guerres, la contestation politique qui grimpe, la situation en Amérique... Mais le message principal de cet album, c'est l'unité, oui, une unité qui s'appuie sur l'amour, la compassion ou la compréhension. Il faut dépasser la haine et être relié aux gens dans le monde sur un plan spirituel. On pourrait penser que c'est un message naïf et impossible à réaliser, c'est justement pour ça que nous voulons le faire passer. Plus cette bête maléfique devient énorme et bruyante, plus nous avons envie de lui crier dessus et de dire non, nous ne voulons pas suivre ce chemin de destruction. Nous voulons mettre en avant l'amour, parce que c'est ça qui nous fait tenir au final.
Ce n'est pas évident à la première écoute, l'album sonne très sombre et énervé...
Oui, c'est sombre et énervé, mais il y a plein d'émotions dans l'album. Comme je le disais, il y a l'amour, mais tu as bien raison de le souligner, la colère en fait également partie. Nous sommes en colère contre tout ce qui se passe dans le monde, mais nous avons choisi de suivre une voie plus saine, sans s'auto-détruire.
Revenons en à l'écriture. Tu m'as dis que vous improvisez pour écrire, mais y-t'il des titres qui sont venus plus spontanément que d'autres ?
Oui, absolument. Certaines chansons ont été assez coriaces à finir, alors que d'autres étaient presque immédiates, avec cette spontanéité dont tu parles. Il y avait des chansons auxquelles nous tenions vraiment depuis longtemps déjà, comme Look Down On Us, Born To Die et Reconcile. Ces trois-là sont des morceaux de dix minutes, elles ont vraiment été de gros défis, parce que la longueur, ça veut juste dire que le producteur Samuel Jones, et big up à lui, avait plus de matière à travailler. Et nous devions vraiment nous concentrer pour que chaque prise soit aussi bonne et passionnée que possible.
A l'inverse, Bloodsport a été enregistré en deux heures, c'était aussi spontané que ça. En studio, pendant l'enregistrement, ça a commencé par ce riff de guitare de fou que Harry a fait, et ensuite Jacob a ajouté des roulements de caisse claire. C'était vraiment juste un enregistrement de dix secondes sur le téléphone, et nous voulions écrire un morceau court et accrocheur avec ça. En fait, c'est venu après qu'on ait passé une semaine à écrire une chanson qui n'est pas sur l'album, une semaine entière à essayer de trouver le truc parfait, mais vu le temps qu'on avait pour enregistrer et écrire, c'était un peu la course. Le timing était serré, du coup nous devions vraiment être ultra concentrés sur ce que nous choisissons de travailler. Nous avons alors décidé de nous plonger à fond dans Bloodsport, et nous nous sommes retrouvés à créer un truc méchant et horrible en à peine deux heures, et nous nous sommes éclatés.
Combien de temps avez vous eu pour faire l'album ?
Un mois et demi, juste après une tournée de cinquante dates de septembre à décembre. Nous avions eu une semaine de repos entre Noël et le Nouvel An, avant d'entrer en studio. Et juste après nous devions partir un mois pour notre toute première tournée aux Etats-Unis et au Canada. La pression était énorme, il fallait vraiment assurer. Mais heureusement, comme nous jouons ensemble depuis longtemps, nous nous connaissons par cœur, nous savions que c'était dans la poche. Jamais nous n'avons douté que nous allions créer un truc magnifique. Mais à l'avenir, il faudra que nous prenions un peu plus de temps [rires].
Tu as parlé de Samuel Jones, votre producteur. Il a enregistré tous vos EPs depuis le début, est-il comme le cinquième membre du groupe ?
Absolument, ça va sans dire qu'il est le cinquième membre du groupe. Il est avec nous depuis le tout début et nous avons vraiment beaucoup de chance de l'avoir. Pour Knocknarea, nous avons décidé d'aller aux Giant Wafer Studios au Pays de Galles. C'était paumé au milieu de nulle part, un endroit magnifique. Un coin avec des champs et des vaches, c'était magnifique. Nous sommes partis une dizaine de jours avec lui, à cuisiner, à faire connaissance, et c'était vraiment l'environnement parfait pour apprendre à le connaître. C'est là que nous avons créé cette belle relation, et elle a continué à évoluer à chaque projet sur lequel nous avons travaillé. Et ça va continuer comme ça.
Et pour la partie live, comment est-ce que ça a influencé votre musique ?
Le live, c'est quelque chose que nous avons peaufiné au fil des années, et ça a changé notre façon de voir notre propre musique. Parce qu'à nos débuts, nous ne savions pas trop comment bouger sur scène ou créer notre propre style de performance. D'abord, il y'avait trop de pédales à gérer, nous devions appuyer pleins de boutons de tous les côtés comme un groupe de math rock classiques. C'était un vrai casse-tête. Mais beaucoup d'artistes au fil des années nous ont encouragé à revoir notre musique et à réfléchir à comment la transmettre sur scène. Le groupe de Fever Ray m'a particulièrement inspiré parce qu'ils se déguisent et font des mouvements fous, presque démoniaques, et ça m'a amené à penser à ça.
Notre style de musique avec tous ces genres qui se mélangent peut vraiment te rendre un peu fou, mais dans le bon sens. Je pense que ça nous inspire mutuellement en jouant en live et en composant, parce que nous captons mieux comment nous voulons toucher le public sur scène. C'est une relation symbiotique hyper stimulante et satisfaisante. Nous pouvons lâcher prise, exprimer notre colère de manière positive, comme si nous nous battions. Mais nous avons aussi des chansons comme Resisting Resistance où nous avons vraiment capté à quel point cet aspect intime et plus émotionnel de notre musique est puissant, au point que des gens dans le public pleurent à chaudes larmes, presque en prière. C'est dingue à quel point les réactions à notre musique sont variées. Clairement, le jeu sur scène et en studio s'influencent mutuellement d'une manière que je pense ne même pas encore bien saisir.
Tu as parlé d'être à la croisée de plusieurs styles. Votre label est plutôt métal, après avoir autoproduit vos trois premiers EP, comment s'est passé ce choix ?
Nous avons adoré l'auto-édition et de pouvoir sortir nos trucs nous-mêmes, mais étions arrivés à un point où nous voulions plus de moyens pour faire un album et faire partie d'une équipe qui nous capte musicalement et dans notre état d'esprit. Nous étions en contact avec plusieurs labels dont Music For Nation. Tom et Julie comprennent vraiment notre musique et ce que nous voulons. Et bien sûr, c'est le label de Tool que nous adorons. C'est du métal très progressif assez en phase avec notre style de musique et notre état d'esprit. Le label a aussi beaucoup beaucoup de moyens avec Sony pour emmener notre vision et notre art à un tout autre niveau.
Justement, pour les visuels de vos EPs vous utilisiez de vieilles photos, et pour l'album vous avez des vidéos hyper travaillées, un peintre et une designeuse ont travaillé sur la pochette. Comment gérez-vous l'aspect visuel ?
Mikey Thomas a fait la peinture de la pochette. C'est un vieux pote de lycée d'Harry. Il s'est enfermé dans son petit atelier avec notre album, et ça l'a inspiré à créer cette peinture démoniaque et flippante. Nous l'avons adoré.
Les photos des EPs viennent de photos des grand-père et arrière-grand-père de Joe. Ils étaient photographes et parcouraient l'Irlande pour prendre des clichés. Certains sont tellement marquants que nous n'avions pas d'autre choix que de les utiliser. Il y a un truc vraiment unique dans ces vieilles images en noir et blanc mêlées à un style un peu moderne. Joe est très attaché à ses racines irlandaises, et la plupart d'entre nous sont aussi un peu des origines irlandaises, nous sommes intéressés par la mythologie irlandaise et nous l'avons intégré à notre style. Nous avons encore plein de photos en réserve et nous en ferons sûrement quelque chose. Mais pour l'album nous voulions marquer le coup et faire quelque chose de différent visuellement en ajoutant de la couleur notamment. C'est génial d'avoir pu travailler avec un autre artiste que nous aimons et admirons comme Mikey Thomas.
Vos morceaux les plus longs ont un aspect cinématographique. Est ce que le cinéma est une source d'inspiration pour vous ?
Oui, carrément. Nous regardons beaucoup les productions d'A24. Récemment nous avons vu Hereditary, dont Colin Stetson a composé la musique. Le film est un peu flippant, mais la musique est carrément terrifiante. Il utilise des cordes et d'autres instruments pour créer une ambiance vraiment bizarre. C'est quelque chose que nous essayons de faire dans notre musique. Nous admirons aussi ce que Hans Zimmer a fait pour Dune avec cette influence de musique arabe.
Parlant d'autres inspirations. Votre musique est à la croisée du jazz, du punk, du rap et du métal. Je connais le punk, un peu le rap, un peu le métal, mais rien au jazz. Je trouve ce style un peu impressionnant et difficile à aborder sans un guide. Que recommanderais-tu comme introduction au jazz ?
Hmm... par où commencer ? Kamasi Washington et son album The Epic, c'est un triple album, donc presque trois heures de musique. Ce n'est peut-être pas hyper accessible, mais si tu plonges dans n'importe quel morceau, tu vas trouver du jazz spirituel hyper libérateur, vraiment le genre qui te fait planer. Pour nous, ça a été une grosse influence, surtout parce que nous l'avons vu en concert il y a plusieurs années, et il a un peu changé notre façon de voir la musique live et comment la jouer. En plus Kamasi est un dieu du saxophone et de l'improvisation.
Bitches Brew de Miles Davis est sauvage et pas très accessible, mais je pense que ça nous a aussi inspirés. C'est atonal, donc on ne peut pas vraiment y déceler de joie ou de tristesse dans cet album, et c'est carrément flippant à écouter en boucle. Il tord complètement le genre, et bien sûr les instruments partent en vrille, ils ne font pas ce qu'ils devraient faire dans un cadre traditionnel. Mais c'est ça que nous aimons chez Miles Davis, il a changé la donne, il a rendu le jazz bien plus libre. Il a pris plus de place pour expérimenter dans un cadre moins contrôlé et traditionnel.
Merci pour la recommandation. Pour finir, à la veille de la sortie de ton premier album, où est-ce que tu te vois dans cinq ou dix ans ?
La Pyramid Stage de Glastonbury, ce serait génial. Tu m'as demandé si nous nous inspirons de musiques de film, et bien nous aimerions écrire une bande originale, composer une bande-son pour les ambiances et les atmosphères d'un film. Ce serait super. Et puis gagner quelques prix par-ci par-là. Peut-être un Grammy, qui sait.