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Madness

Interview publiée par Jean-Christophe Gé le 25 novembre 2023

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C'est la fin d'une longue journée de promo pour Suggs et Mike, respectivement chanteur et claviériste de Madness, et surtout complices depuis 45 ans. Je les retrouve dans le salon cosy de leur bureau de presse parisien, Mike en imper et chapeau prêt à bondir de son canapé pour explorer la capitale, Suggs calé dans son fauteuil, en chaussettes et fumant ses clopes, semble quant à lui résigné à camper. Même si je n'ai qu'un tiers du groupe face à moi, je peux imaginer la force créative qui se dégage quand ils sont tous ensemble. L'attachée de presse m'a prévenu, ils sont un peu en retard et très bavards. Tels deux jumeaux qui finissent les phrases de l'autre ou deux gamins qui n'en font qu'à leurs têtes devant leur baby sitter, j'ai bien cru que je n'arriverai pas à diriger cette interview. C'est d'ailleurs Mike qui pose la première question.

Bonjour...

Mike : Bonjour, pour qui travailles-tu?

Pour Sound Of Violence...

Mike : Ah oui, mes oreilles se sont dressées quand j'ai entendu ça. C'est un nom provocateur, j'ai failli appeler l'anti-terrorisme !

En fait, nous sommes tous très sympas et nous couvrons les groupes britanniques...

Suggs : Sound of Violence, ça me rappelle cet article sur les artistes interdits en Russie. Bien sûr nous en faisons partie pour des histoires de déviance sociale et sexuelle, blablabla. Nous étions punk et violents d'après eux.

Ne m'en parle pas, il y a quelques années je suis allé en Chine, et je n'ai pas pu poster une chronique, le site était bloqué par le firewall... Revenons-en à nos moutons. Nous écrivons sur les groupes britanniques, et vous êtes aujourd'hui considérés comme des monuments nationaux chez vous. Vous avez joué deux fois à Buckingham Palace, vous avez fait le concert du Nouvel An de la BBC, mais à vos débuts vous étiez plutôt rebelles. Comment en êtes-vous arrivé là?

Suggs : Punk et violence !
Mike : Tu sais, je me rappelle avoir vu une émission où le gars de Queen était invité, celui qui fait wang bang bang... (il mime une guitare)

Brian May !

Mike : Oui, c'est ça. Bref, je me demandais pourquoi ce sont toujours ces gars qui sont invités et pas nous. Et puis quelques années plus tard, c'est nous qui jouions sur le toit de Buckingham Palace. C'est arrivé comme ça, nous ne faisons pas partie de l'establishment pour autant, ou pas tous en tout cas. C'est juste arrivé et maintenant nous sommes un trésor national. C'était un sacré truc de jouer sur ce toit. Quelqu'un m'a dit que Paul McCartney ne voulait pas jouer après nous parce que nous étions trop bons, alors ils ont décidé qu'il jouerait en bas et que nous jouerions sur le toit. Je ne sais pas si c'est vrai. (rires)

C'est tout à fait plausible, d'autres l'ont fait (ndlr : Oasis avaient exigé que Madness ne joue pas avant eux sur la Grande Scène à Rock en Seine, on sait comment ça a fini)...

Mike : En tout cas, c'était vraiment chouette, il y avait aussi de très jolies projections sur le palais. Et voila comment nous nous retrouvons invités par la Reine, mais jamais par le Rock'n'Roll Hall of Fame.
Suggs : Il y a une plaque à notre nom à la sortie du métro Camden Town, je ne sais pas si ça compte. Toute notre carrière s'est faite par étapes, rien n'a été planifié.

Justement, vous venez de sortir un nouvel album, le premier en six ans. Pourquoi est-ce que ça a été aussi long ?

Suggs : Nous prenons toujours notre temps. L'un d'entre nous dit "Faisons un album", un autre ne veut pas, un autre dit "pourquoi pas", etc... Rien que ça prend du temps. Et puis il y a eu le confinement, nous l'aurions probablement enregistré avant sinon.
Mike : Nous avons passé les premières années de notre carrière à travailler très dur, sans s'arrêter. Et puis après notre break, nous avons fait les choses à notre rythme sans se brusquer. Probablement parce que nous n'avions pas besoin de se presser. Finalement c'était bien d'avoir pris notre temps parce que quand nous nous sommes retrouvés nous avions plein de morceaux sur lesquels travailler.

Comment se passe l'écriture entre vous ?

Suggs : Tout le monde participe et écrit des mélodies ou des paroles. Quelque fois chacun dans son coin, parfois à plusieurs. Il y a plusieurs collaborations sur cet album. A force nous sommes devenus plus à l'aise avec les mélodies et les paroles.
Mike : La plupart du temps nous écrivons séparément les paroles et la musique, et souvent elles viennent de personnes différentes. Je me suis intéressé sur le tard à l'écriture de paroles après m'être demandé si je pouvais apprendre ça à plus de soixante ans !
Suggs : C'est quand nous jouons ensemble que ça devient une chanson de Madness.
Mike : Beaucoup de gens disent qu'il y a deux facettes dans nos chansons. Ça a l'air très joyeux, et tout à coup ça devient très sombre. Je ne sais pas si c'est volontaire, mais c'est ce qui se passe quand nous jouons ensemble et que ça prend. C'est pour ça que nous continuons à sortir des chansons, c'est parce que l'alchimie du groupe continue à fonctionner.
Suggs : Le groupe améliore la partie de chacun. C'est quoi l'expression déjà ?
Mike : La somme des parties...

Leur assistante intervient : “the sum of the parts is greater than the whole” (ndlr : expression anglaise qui se traduit par la somme des parties est supérieure au tout)

Suggs : Oui, super, merci ! Ecris ça ! (ndlr : quand je vous dis qu'ils prennent le contrôle de l'interview...)

Cet album est comme...

Suggs : Une grosse merde ! [rires]

Non en fait, je le trouve vraiment bien. C'est comme une pièce en trois actes...

Suggs : Oui, c'est ça exactement. Une pièce avec un début, un milieu et une fin.

Comment vous est venu l'idée ?

Suggs : Nous voulions faire quelque chose de théâtral et de conceptuel.
Mike : Nous avons grandi avec des concept albums, et j'ai toujours adoré cette idée. C'est comme quand tu regardes un film et qu'il y a plusieurs niveaux de lecture, ça rend les choses plus intéressantes.
Suggs : Nous sommes souvent dans l'auto-dérision, mais nous avons toujours fait beaucoup d'efforts dans tout ce que nous avons fait, la musique, les albums, les vidéos... Comme pour le reste cet album a commencé de manière organique et collaborative, chacun rebondissant sur les idées des autres et l'amenant dans de nouvelles directions jusqu'à ce qu'il devienne assez naturellement théâtrale. Le thème, les chansons, la pochette... Les différents éléments se sont progressivement mis en place de manière très claire. C'est difficile de rationaliser ce procédé créatif car tout arrive par étapes, Quand c'est terminé, c'est là que nous voyons si c'est réussi.

Pour Theatre Of The Absurd Presents C'est La Vie vous n'avez pas travaillé avec Clive Langer à la production. Pourquoi ce changement ?

Suggs : Ce choix a fait partie du processus dont je parlais avant. Au début nous étions tous un peu nerveux de nous retrouver. Matt Glasbey, un jeune gars (ndlr : on est vite un galopin avec Madness, il a tout de même travaillé avec Ed Sheeran ou alt-J), nous a été recommandé, il est venu à nos répétitions et a commencé à enregistrer des démos. Ça s'est bien passé, nous aimions bien l'endroit, et ça sonnait vraiment bien. Pas comme si c'était enregistré dans un hangar. De fil en aiguille, nous nous sommes dit que nous n'avions peut-être pas besoin d'aller en studio, que tout pourrait être fait sur place.

Dans ce processus très naturel finalement, définissez-vous des thèmes ou une histoire entre les différents actes ?

Mike : Peut-être pas consciemment...
Suggs : Nous avions tellement de chansons quand nous avons commencé à travailler ensemble qu'il a fallu choisir ce qui collerait ou pas. C'est la joie de faire un album, et de choisir quand tu veux un titre plus joyeux ou plus triste, jusqu'à ce que ça fasse une œuvre cohérente.

Que faites-vous des chansons qui ne sont pas retenues ?

Suggs : Je ne sais pas encore. Nous avions assez de chansons pour deux albums. Mais voyons déjà comment les choses vont avec celui-ci.
Mike : Nous en avons discuté. Une partie du groupe voulait tout sortir, mais une autre pensait que les chansons allaient être noyées dans la masse. Je pense que nous pouvons sortir deux albums. Il y a aussi des chansons qui restent d'autres sessions, qui sont assez bonnes et nous avons trouvé une bonne méthode de travail. Dans mon esprit, si Matt Glasbey est disponible, ou quand il sera disponible, on pourra préparer un autre album. C'est notre affaire. Quand nous préparions le "Dangermen Album", la seule contribution de notre label était de dire qu'ils voulaient quelque chose de coloré parce que la tendance à l'époque était aux clips colorés. Avec ce genre de commentaires, tu finis par te demander si l'avis des autres compte, et que nous devrions vraiment faire ce que nous voulons. C'est comme ça que nous avons bâti notre expérience et notre confiance. La première fois que j'ai dû faire des arrangements de cordes je ne savais pas trop ce que je faisais et finalement j'ai vu que j'y arrivais bien.
Suggs : L'autre chose qui nous caractérise et que nous avons toujours été très démocratiques. Nous sommes six, ça te montre que tu peux toujours apprendre des gens autour de toi, et nous continuons à apprendre.

Est ce qu'il y a une chanson de ce nouveau disque qui a été écrite depuis longtemps?

Suggs : Comment oses tu suggérer quelque chose de la sorte ! (rires)
Mike : Oui, certaines. J'ai écrit l'une d'entre elles il y a des années juste après que le groupe se soit séparé. Il y avait de bonnes choses dedans, et d'autres moins intéressantes. Mais quand Suggs l'a chantée, il était ému et je me suis dit que c'était une bonne chanson à garder. Et puis des années après nous l'avons reprise et retravaillé certaines parties jusqu'à ce qu'elle soit terminée.
Suggs : On peut raffiner les choses jusqu'à ce qu'elles soient parfaites.
Mike : Parfois une chanson se referme et tu ne peux plus rien changer, et parfois tu peux. J'ai trouvé ça super de pouvoir la retravailler.
Suggs : J'ai une théorie. Les grandes chansons ne sont pas seulement celles avec de super passages, ce sont celles sans passages anodins.

Est-ce qu'il y a un de vos classiques que vous voudriez revisiter ?

Mike : Pas vraiment...
Suggs : Nous avons essayé avec Our House, mais ça n'a rien donné. Quand nous avons sorti la compilation, nous avons réécouté des morceaux de toute notre carrière. J'ai réalisé que quand tu enregistres une chanson tu fais du mieux que tu peux à un moment donné de ta vie. Les choses très naïves du début ont un certain charme.
Mike : Ça vaudrait la peine si on ajoutait quelque chose.
Suggs : On a revisité This Must Be Love...
Mike : Mais personne ne voulait vraiment le faire, ça manquait d'enthousiasme. On se demandait pourquoi on le faisait.
Suggs : En plus j'avais un rhume et le nez pris et je chantais gnagnagnagna (ndlr : il mime le chant en faisant des grimaces) !
Mike : Si tu le fais radicalement différemment, pourquoi pas. Il y a une différence entre y penser et le faire vraiment.

Vous avez réussi à vous affranchir de la pression de votre label. Mais vous avez aussi une fan base importante, c'est même une communauté, presque une famille. Est ce que vous ressentez une pression de vos fans de faire les choses d'une certaine manière ?

Suggs : Non, pas du tout. Nous avons énormément de chance de les avoir et d'être encore là. Notre promoteur nous disait la semaine dernière que nos concerts se vendaient très bien, c'est une vraie chance. C'est grâce à nos fans. Nous partons en tournée avec de nouvelles chansons, les gens vont à nos concerts comme à une fête. Nous aurions pu nous cantonner à la nostalgie des années 80 et jouer dans des croisières avec Spandau Ballet. Mais nous préférons continuer à être créatifs et à faire de nouvelles chansons.

Tu as mentionné les vidéo clips. Pour l'instant, il n'y a pas de vidéo pour cet album. Est-ce un choix ?

Suggs : Si, nous avons fait quelque chose d'assez spontané, des petites vignettes sur trois chansons.
Mike : Nous avons aussi fait des enregistrements live. Nous pourrions faire plus. Nous avons toujours aimé faire des vidéo clips, nous en avons fait des pas mauvais durant notre carrière. Je l'ajoute sur la liste des choses à faire. Sur ma liste en tout cas.

Comment s'est passée la collaboration avec Martin Freeman sur les interludes, et qui a écrit les textes ?

Mike : C'est moi qui ai écrit les textes, et la musique pour les interludes. J'ai essayé de les faire enregistrer par les gars, et aucun ne voulait. On se demandait même si ce serait une bonne idée de les intégrer à l'album. Et puis Lee a suggéré de demander à Martin Freeman, il le connaît et il est fan du groupe. Nous nous sommes dit que ça valait le coup d'essayer. J'ai rencontré Martin, je lui ai fait écouter ce que j'avais fait et il a pensé que c'était déjà pas mal comme ça. Nous avons continué à discuter et il a finalement dit, "Allez, faisons-le !". J'ai sorti le matériel, il l'a fait, et voilà. Le résultat est très sympa, et c'est super de voir comment une idée peut germer et se développer.
Suggs : Il a mis la même attention aux détails que nous dans notre musique, il est rentré dans chacun des personnages, et s'est donné à fond. C'est pour ça que ça marche.

Pour finir, quand peut-on espérer vous revoir sur scène en France?

Suggs : J'ai bien peur que rien ne soit prévu.
Mike : Ça ne dépend pas de nous.
Suggs : Tu connais un bon promoteur ?
Mike : Il y a toujours des gars en costards qui décident de ce que nous allons faire...
Suggs : Nous adorons la France, c'est probablement le pays où nous avons le plus joué en dehors de la Grande-Bretagne.
Mike : La dernière fois c'était près d'un château très chouette en Normandie, avec un vaisseau spatial sur l'affiche [ndlr : le festival Beauregard)
Suggs : Et nous avons fait Rock en Seine bien sûr !