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Bat For Lashes

Interview publiée par Anne-Line le 12 octobre 2012

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Trois années après Two Suns, c'est avec un ambitieux The Haunted Man que Natasha Khan, alias Bat For Lashes, effectuera son retour le 15 octobre. Cette dernière, revigorée par son retour en Angleterre et soutenue par Rob Ellis, revient pour nous sur les conditions de sa genèse.

Que s'est-il passé pendant ces trois années depuis la sortie de Two Suns ? As-tu commencé à écrire tout de suite ?

Non, tout d'abord je suis retournée vivre en Angleterre. J'avais pas mal bourlingué et j'étais fatiguée. Je devais retrouver des racines. J'ai commencé à écrire des petites choses , mais ce n'était pas terrible. J'écris plus ou moins tout le temps, mais en parallèle j'ai commencé à prendre des cours de dessin, de poterie, de jardinage, de cuisine... J'ai appris à illustrer des livres pour enfants, à dessiner des modèles vivants... Je suis tout le temps en train d'écrire et de dessiner quand je ne joue pas de musique. C'est important pour moi de continuer à créer si je ne fais pas de musique. J'ai lu beaucoup de livres et regardé plein de films. J'avais besoin de recommencer à engranger des choses, après en avoir tant donné.

Tu as fait tout cela en revenant en Angleterre ?

Oui, j'ai décidé de rester pour de bon à Brighton. C'est au bord de la mer, il y a la campagne tout autour, c'est très vert, très beau. La nature c'est important pour moi, de pouvoir me promener, être au milieu des fleurs et des arbres, marcher dans l'eau au bord de la mer. C'est là que je me sens bien.

Je tiens de mes parents un double héritage, chrétien d'un côté et musulman de l'autre, et dans les deux cas, on voit que les femmes fortes sont craintes.

Quel a été le point de départ de ce nouvel album ?

En fait je suis retournée prendre des cours dans mon ancienne université. J'ai pris des cours avec un de mes anciens professeurs. J'étudiais des sujets tels que les mythes anciens, les endroits sacrés, toute cette Angleterre folklorique. Je tiens de mes parents un double héritage, chrétien d'un côté et musulman de l'autre, et dans les deux cas, on voit que les femmes fortes sont craintes. D'où les chasses aux sorcières. Les femmes au tempérament brut et entier ont toujours été persécutées. C'est dans le contexte de ces recherches que j'ai commencé à écrire, même si je n'ai pu faire le lien entre toutes ces influences que vers la fin de l'album. J'ai réalisé que toutes ces histoires du passé se transmettent de génération en génération et je voulais me débarrasser de ce fardeau émotionnel.

De quelle manière cela se traduit-il sur le disque ?

Dès le début de l'enregistrement, je voulais que tout soit épuré, que ma voix ressorte clairement. Il n'y avait pas grand chose à part les rythmiques et la ligne de basse, très minimalistes. Sans effets, ni écho. C'était très direct. Ma voix a été plus mise en avant dans le mix, ce qui est nouveau pour moi. C'est un choix assez courageux de me révéler ainsi.

Effectivement on peut sentir que vocalement tu as pris en assurance...

Aussi bizarre que cela puisse paraître, je suis quelqu'un d'assez timide. Il m'a fallu trois albums avant de me sentir plus à l'aise. Ce que je fais maintenant est plus orienté sur la voix. Sur des morceaux comme Laura je voulais donner l'impression d'être à côté de l'auditeur, de chanter dans son oreille.

Et pour les instruments, as-tu également tenté de créer quelque chose de plus chaleureux ?

C'est particulier car j'aime à la fois la musique électronique et les instruments traditionnels. Je peux utiliser par exemple des amplis vintage des années 50 ou 60. Il y a beaucoup plus de grain et de chaleur dans le son. Ou si je veux programmer une boucle de batterie, je vais utiliser des sons venant d'une personne qui joue véritablement de la batterie et les assembler. C'est une manière pour moi de réinterpréter la manière traditionnelle, que je trouve un peu archaïque. J'essaie de garder l'âme de la musique à l'ancienne, et de l'amener vers de nouveaux horizons.

Où s'est déroulé l'enregistrement ?

Tout d'abord en Angleterre, chez moi, puis dans les différents studios des deux producteurs avec qui j'ai travaillé, David Kosten et Dan Carey. Je suis allée en Italie, et puis à Los Angeles. On a pas mal bougé en fait. À la fin j'ai tout ramené en Angleterre, pour tout finir à la maison.

Tu as pu collaborer avec des personnes telles que Beck, comment cela s'est-il passé ?

Bizarrement, j'ai toujours eu un peu peur qu'en travaillant avec d'autres artistes, je perdrais un peu de mon identité. Mais ce qu'il s'est passé avec Beck, c'est qu'il a écrit l'introduction au piano de Let's Get Lost en pensant à moi. Je joue également de cet instrument, donc j'ai pu lui donner des indications sur ce qui me représente le mieux. Choisir tel accord plutôt qu'un autre par exemple, si je trouve qu'une suite d'accords est trop traditionnelle. Au final c'est une ballade au piano assez convenue, mais ce n'est pas différent de moi. Ce n'est pas une sortie complète de mon univers, mais ça l'étend. Cela m'a beaucoup appris. J'ai pu ensuite me concentrer sur l'écriture de la mélodie et des paroles. Il avait vraiment créé un écrin dont j'étais le bijou. Cela aurait été différent si j'avais eu à faire une reprise d'une chanson qui existait déjà, puisque j'aurais été dans l'interprétation pure. Si l'on m'apportait tout sur un plateau, musique, paroles, mélodie, je ne suis pas sûre que cela m'amuserait autant.

Tu n'aimes pas qu'on te mâche le travail ?

Non, cela ne m'intéresse pas (rires). Je ne suis pas ces filles comme par exemple Rihanna, qui ont des équipes derrière elles pour tout leur écrire et elles n'ont plus qu'à choisir.

Justement Rihanna était récemment à Paris, avec Coldplay au Stade de France. Tu as tourné avec Coldplay n'est-ce pas ?

Oui, c'est très curieux de les voir ensemble ! Cela dit, quand on est devant de telles foules, l'adrénaline est incroyable. On ressent vraiment tout l'amour que les gens leur porte. Quand on pense que Chris Martin était un jeune étudiant avec un appareil dentaire, cela fait bizarre de le voir maintenant fréquenter Jay-Z et Beyoncé. Mais l'important c'est de communier avec le public. Parfois avant de monter sur scène on peut se sentir démotivé, et puis le public te porte, et tout le monde à la fin trouve ça génial. C'est ça qui est important, de rassembler les gens.

Que les gens de nos jours aient ce genre d'idoles, c'est un peu triste, non ?

Les gens ont toujours eu besoin d'idoles. Mais il est vrai qu'aspirer à un modèle tel que Rihanna est irréalisable et désespérant. Elle ne représente pas la féminité, elle est juste une femme-faite-pour-les-hommes.

Je voulais représenter la nudité sans sexualité. Une forme très pure de nu.

Est-ce à cette problématique que s'adresse la couverture de ton album ? La représentation de la femme ?

Je voulais représenter la nudité sans sexualité. Une forme très pure de nu. Il n'y aucun maquillage, aucune retouche. Pas de Photoshop, j'ai véritablement porté ce garçon sur mon dos pendant des heures ! C'était très dur, j'ai beaucoup transpiré. Mais je pense qu'une femme ne se résume pas à sa sexualité. Elle a ses propres forces, ses propres vulnérabilités, sa tristesse, sa joie...

Comment est venue cette idée ?

J'avais vu le travail de Ryan McGinley, le photographe, notamment sa série Animals où l'on voit des personnes nues photographiées avec des animaux d'une manière très crue, très brute. Presque brutale. Et il y avait cette photo d'une femme qui portait sur ses épaules un renard. Je l'ai contacté et je lui ai dit que je voulais faire cela avec un homme et il a adoré l'idée ! Et de plus cela correspondait parfaitement au concept de l'album.

Comment as-tu atterri en Italie ?

C'est grâce à mon ami Rob Ellis, qui a notamment travaillé avec Anna Calvi, je l'ai vu à un moment où je galérais un petit peu avec mon album toute seule à la maison. J'étais seule et je stressais beaucoup trop. Alors il m'a dit, allons dans un beau studio, à la campagne, allons en Italie ! Je n'ai pas pu refuser. Nous avons préparé une liste de dix musiciens que nous aimions, pour les emmener avec nous. Et puis nous sommes partis et nous sommes retrouvés dans cette pièce immense remplie d'instruments de toutes sortes. Des guitares, des synthés, des pianos, des percussions... les dix musiciens sont venus et nous avons commencé à jouer mes morceaux, puis nous avons jammé. C'est là que nous avons enregistré la chorale d'hommes qu'on entend sur le disque (ndlr : sur Oh Yeah]. Nous avons chanté sur la falaise et enregistré l'écho qui nous revenait. Il fallait représenter les hommes qui reviennent de la guerre par dessus les collines, alors ça tombait très bien. Nous nous sommes beaucoup amusés. C'est bon parfois de retourner un peu en enfance et expérimenter des choses.

L'humeur générale de l'album est effectivement un peu plus joyeuse que sur tes précédents morceaux...

Oui, je voulais montrer la vraie Natasha, qui n'est pas vraiment cette personne très sombre qu'on pouvait imaginer avant. J'aime danser, faire des grimaces et des bêtises. Être joyeuse. On a l'impression dans notre culture qu'il faut être tout le temps sérieux et dépressif, car c'est très cool. Mais je trouve qu'il est beaucoup plus courageux d'écrire sur la joie que sur la tristesse. C'est beaucoup plus révélateur. On se met plus à nu en écrivant une chanson positive que négative. Je pense qu'avant je n'étais pas prête pour ça. Je n'étais pas assez mature. C'est le sentiment que j'exprime dans Lillies, quand je dis « Thank God I'm alive ! », c'est très intense. Regarder toujours vers l'obscurité, ça peut vite devenir assez ennuyeux. Je me rappelle, quand j'étais plus jeune, je n'aimais pas les accords majeurs ! Je faisais un rejet. Il faut arriver à reconnaître que dans la vie il y a tout un éventail d'émotions disponible, avec des nuances. On ne peut pas être uniquement « dark ». C'est trop réducteur. Les gens sont trop accros au dramatique. Partout on voit des gens qui se complaisent dans la souffrance. Il faudrait presque se conformer au misérabilisme. Si toutes les personnes de ma famille se mettaient à divorcer, devrais-je divorcer aussi ? Il faut être autonome dans ses émotions.

Qui est cet « homme hanté » mentionné dans le titre de l'album ?

Je pensais à mon grand-père, qui a fait la guerre. Et combien cela était proche de nous. Deux générations, ma mère et moi, ce n'est rien du tout. Il a connu toute cette misère et la mort, et il a dû porter cela en lui. Et quand je vois notre société où tout le monde se plaint sans cesse, je me demande si cela est vraiment ce que je suis. J'ai voulu regarder à l'intérieur de moi pour le découvrir, et contre toute attente j'ai trouvé une personne très enthousiaste. C'était très libérateur.