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Yannis & The Yaw

Interview publiée par Adonis Didier le 29 août 2024

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Paris 14, un jour de juin, un petit appartement parisien. Dans cet appartement transformé en studio appartenant à Vincent Taurelle, claviériste collaborant de longue date avec Tony Allen et membre du projet Yannis & The Yaw, se trouve Yannis Philippakis, chanteur et guitariste du groupe Foals, que l'on retrouve non pas pour son occupation principale, mais bien pour l'EP de cinq titres Lagos Paris London attendu le 30 août prochain chez Transgressive Records. Un EP qui officialise le projet Yannis & The Yaw, initialement collaboration parisienne entre Tony Allen et Yannis Philippakis, finalisé pour rendre hommage à la mémoire de Tony, décédé le 30 avril 2020 dans la capitale, à l'âge de 79 ans. L'occasion avec Vincent et Yannis d'évoquer des souvenirs, de réfléchir autour de la notion d'improvisation et de jam session, et de se questionner sur l'avenir de ce projet collaboratif, dans une atmosphère parfaitement parisienne où ne manquent qu'une longue pause-déjeuner et quelques cigarettes.

En général, je demande en première question si les artistes ont des souvenirs ou des anecdotes sur Paris, mais tout cet EP a été créé ici à Paris avec Tony, donc je vais plutôt te demander si tu as des souvenirs qui datent d'avant ça...

Yannis : Oui clairement, je suis beaucoup allé à Paris avec le groupe (ndlr : Foals), notre tout premier concert hors du UK c'était à Paris, à la Flèche d'Or, avec Shitdisco et Saroos. Et même avant ça, ma mère m'amenait ici pour que j'acquiert un peu de culture française, tu vois. Elle me disait « tu dois aller à Paris, lire des auteurs français... », parce que j'étudiais le français à l'école, la littérature française, les films français. J'étais entre guillemets francophile, donc j'ai toujours eu l'habitude de venir ici, et j'aime toujours venir à Paris.

Cet EP c'est comme un trio entre toi, Tony Allen, et la ville de Paris. Pour toi, qu'est-ce que vous vous êtes chacun apportés ?

Yannis : Je suis venu en 2016, pendant un week-end, pour collaborer avec Tony. Lui collaborait déjà avec Vincent Taurelle et Vincent Taeger, et on a créé ensemble cet organisme collaboratif, cet animal à part qui ressort de ces chansons. Et tout cela dans un contexte très parisien. L'un des premiers souvenirs que j'ai c'est de sortir du taxi, de rentrer dans le studio, à Pantin, et à partir de là tout était l'archétype de la France, mais une France vintage, des années 70. Il y avait un côté libertin dans tout ça, tout le monde fumait, c'était le matin, c'était un peu louche comme ambiance à première vue, mais aussi très cool quelque part, et tout le monde parlait très vite en français, quand moi et Tony on ne parlait pas vraiment français, en tout cas pas aussi bien, et au final l'énergie qui ressortait de l'endroit était particulière, mais intéressante. Donc Paris a été une maison pour ce projet, et c'était déjà la maison de Tony.

En parlant de cet EP, tu mentionnais une énergie parisienne, française, dans son côté révolutionnaire, revendicatrice, quand en général les gens n'y pensent que comme la ville de l'amour et le pays du fromage et du vin...

Yannis : C'est un endroit avec plein de facettes différentes. Si tu es américain tu vas uniquement penser que c'est la ville de l'amour, mais il y a tellement d'autres choses qui existent en parallèle dans Paris. C'est une ville de grèves, de manifestations, avec une énergie politique. Tu me parlais de quand je venais ici gamin, et à ce moment-là je lisais beaucoup Verlaine, Baudelaire, ce genre d'écrivains sombres, sales. Et Paris a cette énergie des frontières de la vie, qui ne se retrouve pas forcément dans l'EP, mais en tout cas cette ville ce n'est pas que la vue très aseptisée que les gens ont tendance à en avoir.

D'ailleurs, tu reviens à une époque assez spéciale, entre les tensions politiques, les Jeux Olympiques qui approchent, les nouvelles législatives qui suivent la dissolution de l'Assemblée (ndlr : interview réalisée le 19 juin 2024 entre les élections européennes et législatives)...

Yannis : Oui j'ai entendu parler de ça, les élections passées, celles à venir. J'essaye de rattraper cette actualité. On en parlait hier non d'ailleurs ?
Vincent Taurelle : Oui, c'est vraiment dégueulasse ce qu'il se passe en actuellement.

Au final, Paris en ce moment c'est manifestation sur manifestation place de la République, et un combat qu'on mène contre l'extrême-droite...

Yannis : Et l'extrême-droite, ce n'est pas qu'un problème français, c'est dans toute l'Europe, et même le monde. C'est probablement un des plus grands périls de notre ère, on pensait que ça avait disparu, mais non. C'est comme éradiquer la polio ou une autre maladie du 19ème siècle, et la voir revenir encore plus virulente. Et pour les gens de gauche, ou même du centre, c'est très étrange de devoir lutter contre cette droite et extrême-droite « redécorée », dédiabolisée. Il y a vingt ans, je pensais que c'était fini tout ça, mais on voit maintenant à quel point ces idées sont insidieuses, elles se métamorphosent à travers les générations, c'est une idéologie tellement pernicieuse. Comme si on ne pouvait jamais la tuer pour de bon, que c'était à chaque génération de recommencer le combat. Mais c'est l'époque dans laquelle on vit j'imagine, hein ?

Peut-être alors que c'est aussi le bon moment pour la sortie de cet EP. Un point de rencontre entre les villes, les personnes. Comme le nom, Lagos Paris London, avec Lagos qui renvoie à Tony, Paris où l'EP a été écrit et enregistré, et Londres ce serait toi dans ce cas ? C'est Londres la ville qui te représente le mieux ?

Yannis : Peut-être pas seulement, parce que j'ai un grand lien avec Athènes, aussi Oxford où j'ai grandi, mais Londres ça a été ma maison toute la dernière décennie, et je ressens une grosse connexion avec la ville. Je n'ai pas grandi là, et je sais pas si j'y resterai pour toujours, mais une immense partie de mon identité musicale et de ma vie domestique est liée à Londres. Donc d'une certaine manière, s'il y avait une énergie que j'amenais à ce projet, ce serait l'énergie anglaise, londonienne. Et puis les français, eux...
Vincent : Nous on ramène les cigarettes et le blabla (rires) ! Même si parfois ça peut prendre un peu de temps de réussir à s'aligner d'une culture sur l'autre. Comme quand on prend des pauses-déjeuner !
Yannis : Oui j'ai trouvé les pauses-déjeuner abominables. Pour moi, c'est une chose que tu fais quand tu ne travailles pas, d'aller manger et de prendre son temps. Quand tu es en studio et que tu n'as pas beaucoup de temps... enfin j'étais stupéfait que tout le monde s'arrête, parte s'asseoir dans une autre pièce, et mangent lentement, en passant son temps à discuter, quand j'étais habitué à ne même pas m'arrêter pour manger. Si tu as besoin de manger quelque chose en studio, tu manges un truc très vite, et personne ne s'arrête. C'est comme ça que j'ai toujours travaillé avec tous les producteurs que j'ai connu à Londres, personne ne s'est jamais arrêté prendre une pause-déjeuner.
Vincent : Vincent Taeger est particulièrement lent en plus. Même pour des français, quand il se mettait à parler politique pendant une demi-heure, j'essayais de me lever, de faire des trucs, de... Donc je n'imagine même pas ce que ça faisait à un anglais ! (rires)
Yannis : J'étais clairement à me dire « vas-y fuck j'ai deux jours pour jammer avec Tony Allen, et ces gars sont là, assis, à juste discuter et manger pendant une heure et demie ! ».
Vincent : Mais tu sais, pour nous, et pour Tony aussi, il y a comme un tiers, un quart du temps pendant lequel tu as besoin de te mettre dans la zone. Et après tu fais les choses, en une prise, au bon moment, dans la bonne vibe. Moi par exemple, j'avais aucune patience au début, je voulais travailler, travailler, travailler, et j'ai appris de Tony, et un peu de l'autre Vincent aussi, que c'était inutile de vouloir rusher les choses, que ça allait pas être productif. Tu avais juste besoin d'attendre le bon moment, ce moment où ils arrêtaient de parler, ils éteignaient les joints, et ils s'y mettaient vraiment.

Cet EP, c'est un peu toi qui rentre dans le monde de Tony Allen, et ça se passe beaucoup autour du jam. Jammer, c'était un truc naturel pour toi ?

Yannis : Oui, on le fait beaucoup dans Foals, et même avec les groupes que j'ai eus avant Foals, j'écris quasiment tout autour des jams. Je n'ai jamais été un musicien qui construit des chansons complètes seul de son côté. Même les trucs les plus développés, ça va être un refrain et un couplet, mais tous les arrangements, je vais laisser ça à d'autres. Je travaille la plupart du temps avec des boucles, de guitare et/ou de voix, et j'ai toujours besoin d'une portion collaborative avec d'autres musiciens pour arriver à finir les choses. Donc jammer, ce n'était pas nouveau, mais jammer avec ces personnes là si, et c'était quelque chose de très excitant. Aussi parce que jammer c'est leur personnalité à eux aussi, c'est leur manière de travailler ensemble, donc entre nous on se comprenait sur comment faire les choses, quand d'autres musiciens fonctionnent très différemment. Et peut-être qu'avec ces musiciens-là, la collaboration avec Tony, Taurelle, Taeger, et Ludo n'aurait pas été aussi bonne. Parce qu'on avait un langage commun, en quelque sorte, et ça a beaucoup aidé.
Vincent : Je dirais que le langage était un peu différent au début, mais qu'on a commencé à se comprendre de mieux en mieux au cours du process, parce qu'on partage une ouverture d'esprit de l'improvisation, et une tendance à écouter les autres en jouant.
Yannis : L'idée c'est de comprendre ce que recherchent les autres, parce que même si le langage est différent, la recherche est similaire. Donc comprendre la forme qu'on recherche, comment la jam tourne et évolue, c'est ça qui fait que ça clique à un moment.

Comme en classe d'improvisation, où la première règle c'est de ne jamais dire non à une idée, de suivre les autres, ne pas bloquer le flow de l'improvisation, et rester ouvert à ce qui est proposé. Et tout ça va avec ma prochaine question qui est : c'est quoi l'ingrédient secret d'une bonne jam session ?

Yannis : Hum... faire de longues pauses-déjeuner j'imagine ! (rires) Non, pour moi c'est pas mal d'avoir une idée dans un coin de ta tête que tu as envie d'essayer, ça peut être complètement informe, indéfini, mais il y a un truc dans ta tête, un endroit où tu as envie d'amener les choses, et tu fais « tiens j'aimerais essayer ça, j'aimerais introduire cette idée dans la pièce », et tu comprends ce que tu as en tête quand le truc sort. Je pense que ça aide pas mal. Et pour ramener la question à ce projet, Rain Can't Reach Us c'était une chanson où j'avais une boucle que j'étais très impatient d'essayer, et ça donne une excitation à déchaîner dans la pièce, et le résultat devient quelque chose qui dépasse largement tes attentes, sans trop pouvoir expliquer pourquoi. Ce serait ça mon truc. Et Vincent, ce serait quoi le tien ?
Vincent : Ça dépend, jammer autour d'une idée c'est différent de jammer à partir de rien. Donc pour moi, le truc c'est d'essayer d'attraper l'essence de la jam, et de la laisser fleurir, en quelque sorte. Donc l'idée c'est d'écouter, d'écouter les autres, d'écouter la foule quand il y en a une, d'écouter les instruments. Et donc je commence sans rien construire, j'écoute seulement comment les choses sonnent, et si je n'aime pas la direction que ça prend, je commence à créer un thème ou un rythme pour rendre ça meilleur.
Yannis : Donc ta clé c'est d'écouter ?
Vincent : Oui, c'est la base de la musique, la musique ça s'écoute.
Yannis : Mais tout le monde ne fait pas ça. J'ai remarqué ça chez toi, en studio, on peut tous jouer comme des malades, frénétiquement, mais toi j'ai regardé, tu fais juste un « toum » sur le clavier, et ce « toum » devient la seconde idée, et elle s'impose une fois que tout le monde a fini de jouer ses trucs forts, violents et rapides. Et à ce moment-là, Vincent fait « toum ».
Vincent : C'est juste que, par exemple, si la batterie et des bongos créent le rythme principal, et que tu es à la basse et que tu fais la même chose, alors c'est plat. Donc j'essaye généralement d'offrir quelque chose de nouveau dans la jam, de jouer ce qui n'est pas encore là.

Dans la même veine, Santana racontait à propos de son jeu de guitare que, comme il jouait sur une section rythmique très rapide avec des bongos et d'autres instruments comme ça, lui devait apporter de longues notes, très denses, très persistantes dans ses solos, pour offrir un contrepoint...

Yannis : Oui, c'est la juxtaposition qui compte, le contraste. >H3>Et donc, l'écriture de cet EP, ça s'est fait seulement en jammant, ou à un certain point vous avez choisi des idées pour les développer d'une manière plus... studieuse, classique ? Yannis : Walk Through Fire, la première chanson, c'était une jam totale. On a rajouté quelques petits trucs plus tard, évidemment, mais toute la chanson sort de la jam. Rain Can't Reach Us c'était quelque chose que j'avais déjà en tête, j'avais l'idée du rythme et la boucle de guitare. Night Green, Heavy Love aussi il y avait une petite idée, comme une graine qui devient un arbre, et à travers le fait de jammer, tout ça grandit. Donc oui, tout s'est fait principalement en jammant au final.

Et il n'y a jamais eu un moment où tu as dit à Tony « peut-être que tu pourrais faire ce truc plus comme ci, ou comme ça ? », ou de lui vers toi ?

Yannis : J'ai essayé des fois, mais il n'était pas convaincu ! (rires) Sur Under The Strikes, on n'avait qu'une prise, et on a commencé assez tard dans la nuit, on avait bu et fait d'autres trucs, et on ne jouait pas au clic donc c'était très flottant, décontracté, élastique, il était très décontracté, j'étais très décontracté, et quand on a fini, à la fin de la chanson tu peux m'entendre demander « une de plus, peut-être qu'on devrait en faire une de plus ? », et il répond juste « non ! », et il a posé ses baguettes. Il avait son propre rythme quand il s'agissait de faire des prises. Mais j'aime ça, il y a beaucoup de vérité, d'honnêteté dans le fait de ne pas forcer les choses, de ne pas les surtravailler.

Vous avez terminé l'EP, toi et les « Vincent », pour honorer la mémoire de Tony. S'il n'y avait qu'une seule chose que le monde devait retenir de Tony Allen, ce serait quoi ?

Yannis : Je veux que Taurelle réponde aussi à cette question, parce qu'il le connaissait beaucoup mieux que moi (ndlr : Vincent était parti chercher du flan à la vanille, très bon d'ailleurs). Mais pour moi, je pense qu'il faut que tu te perdes, que tu te laisses aller dans sa musique, dans le rythme, et que tu apprécies toute la magie qu'il a su insuffler à son œuvre. Lui et Fela Kuti, ils ont créé une nouvelle forme d'expression avec l'afrobeat, un nouveau langage musical, tout en donnant de l'espoir, de la joie, de la liberté aux gens. C'est ça que je retiens de lui. Ah tiens, Vincent, si on devait retenir quelque chose de Tony, ce serait quoi ?
Vincent : Hum... Je peux te répondre en français ? Eh bien il était sage. C'était vraiment un sage, à la fois très enfantin, et je pense c'est peut-être ça qui est sage, et il cherchait toujours à se renouveler, même si ça restait dans les mêmes choses, mais il cherchait toujours à renouveler les collaborations, à renouveler ses patterns. Il a aussi pris une revanche sur la vie, parce qu'après Fela il a un peu sombré, limite dans la galère, et grâce à La Ritournelle, et notamment à Jan Ghazi qui l'avait branché là-dessus, y a des artisans secrets de tout ça, il a refait surface, et...
Yannis : Il y a un conseil en particulier qu'il t'avait donné un jour ?
Vincent : Pas sous la forme d'un conseil, non, mais il avait l'habitude de me dire (ndlr : dit avec une grosse voix enrouée) « ce que j'aime chez toi, c'est que tu es toujours en train de chercher ! ». Et quand tu entends ça, tu te dis ok, il aime quand je cherche, alors cherchons ! Donc il avait toujours cette incitation à aller plus loin, à rechercher des nouvelles choses.
Yannis : Aussi parce qu'il regardait ça depuis sa longue et immense carrière musicale, et de se dire qu'à son âge il était toujours comme ça, même avec le fossé générationnel, qu'il te dise de continuer et de chercher, ça veut vraiment dire quelque chose. Il ne te dit pas le contraire, il te dit pas « Vincent tu dois te caler dans les trucs qui marchent et écrire des chansons de trois minutes accrocheuses », non il te dit de chercher. Donc qu'il dise ça avec toute son expérience, c'est que ça doit être la bonne chose à faire.
Vincent : Et au final il était très ouvert. Il y avait une chanson sur Film Of Life, on lui a dit « on trouve que la mélodie n'est pas bonne, essaye peut-être autre chose », et il a dit (ndlr : nouvelle imitation de Tony Allen) « ah ouais ? ok, passe-moi mon micro ! » (rires). Je me souviens aussi, dans une interview qu'il avait donné à Canal+, ça devait être pour le Grand Journal à l'époque, quand quelqu'un lui avait demandé pourquoi il était aussi doux quand il jouait sur sa batterie, il avait répondu (ndlr : toujours en imitation de Tony) « Quand tu frappes ta femme, elle n'est pas contente. Quand tu caresses ta femme, elle est contente » (rires). Il avait plein de dictons comme ça, il avait aussi l'habitude de dire (ndlr : toujours avec la voix de Tony Allen) « Quand je suis à Paris, le lion est dans la cage. Mais quand je suis à Londres, le lion est hors de la cage ! » (rires). Donc oui, il avait beaucoup de choses à dire, mais pas tant de conseils, je pense qu'il faisait réellement confiance aux gens avec qui il bossait. Sauf son manager. Il était vraiment en colère quand Eric parlait de musique. Il partait dans des « Tais-toi ! Tu ne parles pas de musique ! Jamais ! » (rires). Il était très drôle. Et j'y pense seulement comme ça, mais il avait une très bonne manière de communiquer pour faire rentrer les gens dans ses chansons.
Yannis : Je trouve que c'est juste inspirant le fait qu'il était encore en train de faire de la musique à l'âge qu'il avait. Et à quel point il avait envie d'écrire avec d'autres personnes, même d'horizons différents, comme moi. Franchement, si j'étais septuagénaire, que je continuais à faire des disques, à rencontrer des musiciens, je prendrais ça comme une vie bien vécue. A ce niveau, sa sagesse c'est sa présence même. Il voulait vraiment jouer, tout le temps.
Vincent : Oui, on a fait encore un album avec Tony après les sessions de l'EP, et il était encore en quête de nouveaux trucs à mettre dedans. Il y a eu une grosse controverse, c'était assez triste, mais il voulait vraiment faire de la musique avec des rappeurs, s'intéresser au hip-hop. A quatre-vingt ans, il aurait pu s'arrêter, ou ne faire plus que du jazz, rester dans une zone de confort, mais non, il n'était pas comme ça.

Dans cette aventure, tu as eu l'occasion de connaître un des plus grands batteurs de tous les temps, tu as un pas trop mauvais batteur avec toi chez Foals, Jack Bevan... Donc pour toi, c'est quoi un batteur pour un groupe ?

Yannis : Hum, ça dépend du batteur j'imagine !
Vincent : Avec Tony, il y avait une valeur ajoutée qui est un peu différente, parce que le gars jouait des patterns que personne d'autre ne jouait, ou alors quand c'est joué par d'autres ce n'est pas la même chose, parce qu'il mettait tellement de sa personnalité dedans... Donc il était l'ossature de la musique, mais en même temps aussi sa couleur. Et oui, Yannis est plutôt chanceux avec les batteurs qu'il a autour de lui, parce que Vincent Taeger est aussi un batteur incroyable.
Yannis : Tu sais qui d'autre est un super batteur ? Je ne sais plus si je t'ai dit, mais Jimmy Chamberlain, des Smashing Pumpkins, adore l'EP, il m'a envoyé un message qui disait « je suis trop à fond dessus, j'adore ! ». Et pour revenir à la question, pour moi, en tant que guitariste, je joue de manière très rythmique, et ce qui m'éclate c'est d'être connecté d'une façon un peu magnétique avec la batterie. J'aime avoir une dynamique de va-et-vient avec la batterie, c'est comme ça que je joue de la guitare. Ça ne m'intéresse pas tellement de jouer des accords, ou de faire de longues notes pleines comme Santana. Là où je me sens le plus chez moi, ce qui me parle dans le fait de jouer de la musique, c'est quand je crée vraiment quelque chose avec le batteur. C'est là où je finis toujours, de toute façon, que ce soit avec Jack Bevan, Tony Allen, Vincent Taeger, ou Jimmy Chamberlain ! Pour moi c'est juste un côté et l'autre d'une bascule, tu sais les tape-culs pour les enfants. Moi je suis assis d'un côté, le batteur de l'autre, et on monte et on descend en rythme, c'est ça qui m'éclate. Et après les accords, les émotions, les couleurs, les arrangements, tout ça vient d'un autre espace, qui tourne autour de notre axe guitare-batterie. Mais ce mouvement, ce va-et-vient, c'est la base de tout, et c'est là que j'aime lâcher les chevaux.
Vincent : Ça me fait penser, sur Rain Can't Reach Us, comme tu es arrivé avec beaucoup de lignes déjà écrites, Tony a surtout complété avec son pattern, mais la plupart des choses qu'on a faites plus en impro, from scratch, tu es obligé, vu la forme qu'il propose, tu ne peux pas faire n'importe quoi en fait, tu as des trucs qui marchent, des trucs qui marchent pas, et il y a vraiment une imbrication géométrique dans les patterns. Et souvent, parce qu'il y a toujours ce truc entre la ligne de basse, le pattern de batterie, aussi ce qu'ils appellent le tenor qui est souvent une guitare cocotte en gros, et les accords, ça fait toujours une espèce de... tu vois. Et ça va surtout très bien avec ce que fait Yannis, parce que comme il expliquait, lui il fait souvent ce truc de compléter la batterie, souvent des notes courtes, des cocottes, des lignes à une note, ça Tony c'est exactement sa nourriture à lui.

Parce qu'au final, depuis le début, tu as un jeu presque plus africain que britannique, en un sens...

Yannis : Ma mère est sud-africaine, j'ai grandi en écoutant de la musique sud-africaine et malienne plus que des Rolling Stones. Et du blues aussi, mais le genre des vieux Howlin' Wolf, ces lignes de blues comme Smokesatck Lightnin', elles sont toutes un peu “pam paam, papapin !”, ce sont des riffs, des riffs rythmiques, et tout ça c'est mon ADN musical.

Vous avez trois dates à venir pour Yannis & The Yaw, à Londres, Amsterdam, et Paris. Vous savez déjà qui va jouer ?

Yannis : Dans le groupe ? Oui, ça va être moi, Vincent Taurelle aux claviers et à d'autres trucs, Vincent Taeger à la batterie, qui a longtemps travaillé avec Tony, et qui est un très grand percussionniste comme on le disait.
Vincent : Tony validait deux batteurs pour jouer ses patterns, c'était lui et Cyril Atef.
Yannis : Et Femi (ndlr : Femi Koleoso d'Ezra Collective), à Londres. Mais oui, ce sera nous trois, plus Dave Okumu, qui est incroyable guitariste à Londres, et Seye Adelekan, qui joue de la basse en live pour Gorillaz.

Et donc vous allez jouer l'EP, jammer un peu, peut-être revisiter des chansons de Foals ?

Yannis : Non, on ne jouera rien de Foals, mais on va jouer l'EP oui, et ensuite on aura du matériel en plus, peut-être des reprises... On va décider ça dans les jours à venir, le comment va s'organiser et se remplir le live.

Et pour le futur du projet, tu prévois de rester sur un côté afrobeat, ou tu veux partir explorer d'autres cultures, d'autres paysages musicaux ?

Yannis : Je pense qu'on va changer. Si on fait un autre disque, on va explorer un peu, que ce soit de la musique africaine ou autre, mais pour l'afrobeat je pense qu'on a collaboré avec le meilleur, donc on ne va probablement pas réessayer sans lui. Pour que ça reste excitant, ce serait bien d'essayer d'autres rythmes, d'autres sortes de conversations culturelles, avec de nouveaux musiciens. J'adorerais faire un truc malien, travailler avec des musiciens maliens, ou de la musique ouest-africaine, ce serait cool.
Vincent : Aujourd'hui d'ailleurs, on a une jam prévue dans l'aprem. C'est avec Guimba Damba, un super guitariste malien, le fils de Mah Damba aussi.

Et tu n'as jamais songé à aller vers la musique grecque, via tes origines ?

Yannis : La musique grecque c'est une part énorme de ma vie, c'est sûr, mais je sais pas encore si c'est quelque chose que je veux explorer comme ça... Je veux en faire quelque chose, mais je ne sais pas si ce serait rattaché à Yannis & The Yaw, ou si ce serait un projet perso, à faire différemment... Disons que quand je le ferai je voudrais le faire de la bonne manière, d'une manière qui me parle et qui me semble naturelle. J'y pense toujours un peu, d'ailleurs le mois prochain je vais au nord de la Grèce, quelque part où je ne suis jamais allé, dans les Balkans, proche de la frontière albanienne. Là-bas ils jouent d'un style de musique très spécifique, avec des harmonies vocales polyphoniques, de la clarinette, ça a un peu un côté psychédélique. Donc je vais monter dans quelques villages là-bas, voir un peu comment ça se passe, la vibe générale, et peut-être me faire des contacts. C'est entre des vacances et de la recherche, on verra bien.

Tu deviens un genre de pont entre l'indie rock et des genres qu'on a moins vus associés au rock. On a eu énormément de musique indienne, pas mal d'oriental anatolien, mais l'Afrique, les Balkans, la Grèce, ça reste des territoires inexplorés en quelque sorte...

Yannis : Oui, je pense que c'est très riche de pouvoir traduire des idées et des énergies d'un genre à l'autre. Comme je disais, Femi et Ezra Collective sont incroyables, et il y a un milieu du jazz hyper excitant à Londres en ce moment. Yussef Dayes aussi, il y a quelque chose de vraiment cool qui est en train de se passer à Londres de ce côté-là. Tu vois, par exemple, j'aimerais bien faire des concerts avec Ezra Collective, ce serait trop bien de faire un concert de Yannis & The Yaw avec eux. Je réalise, mais Tony Allen était dans The Good The Bad & The Queen, on a parlé de Femi et Seye qui jouent live pour Gorillaz... Tu ne voudrais pas être le nouveau Damon Albarn par hasard ? Yannis : Nan, je veux juste être l'actuel Yannis Philippakis (rires) ! J'adore Damon ceci dit ! Et le plus drôle, c'est que Damon a travaillé avec Rufus Norris, qui est à la tête du National Theatre de Londres, et le metteur en scène avec qui j'ai travaillé, Alexander Zeldin, est une jeune figure montante du National Theatre, donc il y a un genre de symétrie qui s'est déroulée sans qu'on y fasse attention. Je trouve que Damon a une carrière incroyable, il y a quelque chose d'inspirant et d'enviable dans toutes les facettes d'artiste qu'il a réussi à avoir. C'est un grand musicien, un grand producteur, et en plus de ça il produit aussi beaucoup de créativité, lui-même et autour de lui. Et ce que j'ai fait pour le théâtre avec Alexander c'était intéressant, j'imagine que ça montre que si tu restes ouvert d'esprit et sociable, alors ces choses arrivent, des opportunités et des idées émergent, et il suffit ensuite simplement de les faire vivre.

En conclusion, parce que je t'ai déjà pris pas mal de temps, est-ce que d'avoir travaillé avec Tony à partir de 2016, ça a changé ta manière de faire de la musique ensuite ? Je pense à la chanson Wash Off sur l'album Everything Not Saved Will Be Lost Pt. 2 de 2019, parce qu'en la réécoutant après avoir entendu Yannis & The Yaw, j'ai retrouvé une même énergie, une vibe vraiment très proche...

Yannis : C'est intéressant que tu aies remarqué ça, parce que j'ai bien une anecdote improbable pour toi sur Wash Off ! On m'avait envoyé une piste, à potentiellement remixer, c'est une chanson d'Oumou Sangaré, et avec un pote à Londres on a fait un remix, on a mute et enlevé quelques trucs, et j'ai rejoué un riff par-dessus les percussions.
Vincent : Oh c'est marrant comme connexion, parce que quand on s'est rencontrés...
Yannis : Attends un peu, j'y viens (rires) ! Donc j'écris ce riff par-dessus la chanson d'Oumou Sangaré, et le remix sera pas utilisé, donc je reprends ce riff de guitare, et j'écris Wash Off avec. Ensuite je me retrouve avec Vincent, on bossait un peu sur Wash Off, parce que j'avais ramené du boulot, on a bossé et écrit quelques chansons de l'album de Foals ici, et je lui fais « oh ce riff je l'ai écrit par-dessus une chanson d'Oumou Sangaré », et il me dit « ah ouais ? Mais on a produit cet album ! ». Donc bizarrement, il se passe ce truc où j'ai écrit un riff par-dessus une chanson sur laquelle il avait bossé, mais sans que je le sache, et en même temps qu'on travaillait de notre côté avec Tony. Une drôle de sérendipité en somme.
Vincent : On était faits pour se rencontrer, il faut croire.
Yannis : Et c'est vous qui jouez sur cette chanson, d'ailleurs ?
Vincent : En fait, on a récupéré un album pas fini, qui ne plaisait pas au producteur, et on a enlevé des trucs rejoués, parfois on a ajouté des batteries, parfois on a juste remixé. Quand c'est Vincent qui joue, on entend la différence. Quand c'est Tony aussi. Il a fait quelques titres, il me semble, Fadjamou et Yere faga.
Yannis : C'est marrant, pourquoi il n'est pas crédité sur Fadjamou ? Sur Apple Music, quand tu regardes Yere faga, ça dit featuring Tony Allen, mais rien sur Fadjamou.
Vincent : Non, mais c'est Tony qui joue. C'était tellement mal enregistré, dans le salon de je ne sais pas qui, qu'on avait dû remettre la batterie en format cassette pour lui donner du crunch, sinon c'était flat dead, complètement plat.