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Wild Beasts

Interview publiée par Olivier Kalousdian le 20 février 2014

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Chez Domino Records, les soirs d’hiver humide, il fait bon s’asseoir dans le moelleux canapé simili Chesterfield sous la verrière typiquement parisienne sur laquelle la pluie qui tombe, fine et froide fait des claquettes, jusqu’après minuit. En partance pour Amsterdam le soir même, Hayden Thorpe et Tom Fleming, membres de Wild Beasts, sont attablés dans l’immense véranda tout en bois sombre des nouveaux locaux de leur label parisien. Ces musiciens-là ne sont pas tout à fait comme les autres groupes au moment de promouvoir leur nouvel album.

Depuis 2004, Wild Beasts et leurs membres prouvent que l’on peut être jeune, anticonformiste et faire preuve de profondeur et d’une rare épaisseur dans sa musique comme dans son esprit. La recherche du son ou du texte original, visionnaire et inattendu était devenu le leitmotiv du groupe sur ses trois premiers albums, Limbo Panto, Two Dancers et Smother. Avec Present Tense, Hayden et ses acolytes ont ressenti l’impérieuse nécessité de ralentir la cadence et de faire le point sur leurs vies et le temps qui passent... à grande vitesse ! Avec un titre d’album qui entend fixer les aiguilles de nos montres le temps de onze titres réalistes, mais toujours empreints de poésie et de hauteur de vue, Wild Beasts confirment les espoirs fondés sur eux par beaucoup.

Votre nouvel album se nomme Present Tense, quelle est la signification de ce titre ?

Hayden : Il signifie « actuel » ou plus précisément « au temps présent ». Par le passé, nous avons parlé du temps qui est comme une course quand tu passes du studio à la scène et de la scène au studio. Tout cela avance très rapidement, mais fait également rapidement partie du passé, par définition. Avec Present Tense, nous voulions poser le moment présent. La musique est une action d'élargissement de moments de clairvoyance du temps présent. Avec la musique, tu peux obtenir une vision nette et assez longue d'un sentiment exprimé sur le moment. Écouter de la musique ou en jouer, c'est comme un moment de médiation qui passerait en mode ralenti. C'est une belle façon de vivre le présent ; ce qui, à notre époque et dans nos vies est un exercice de plus en plus difficile.

Il existe comme une obsession à ne pas vivre au présent, mais à toujours se projeter dans le futur.

Est-ce dans cette optique que vous revenez avec un album que l'on peut qualifier de plus paisible que les précédents ?

Tom : Je suis surpris ! Je pensais que ce nouvel album était au contraire plus turbulent que les précédents (rires). C'est vrai que cet album est plus positif que les autres. Sans être pour autant condescendant ou facile... Je l'espère ! Comme le disait Hayden, cela parle de l'impossibilité de voir le moment présent, d'avoir une mémoire claire et exempte de sélectivité et, au final, d'anticiper correctement ce qui va se passer. Il existe comme une obsession à ne pas vivre au présent, mais à toujours se projeter dans le futur ou, comme c'est le cas depuis quelques temps dans certains pays, dans un passé révolu. Cet album parle de l'acceptation. L'acceptation de vieillir et de savoir que tu ne te débarrasseras pas de ton caractère ou de tes défauts si facilement. Tu peux évoluer, mais changer c'est plus difficile. Mais il faut avancer, coûte que coûte. Aujourd'hui, nous préférons parler de nos expériences plutôt que d'essayer de les faire partager.

Votre précédent album, sorti en 2011, s'intitulait Smother. Il a reçu de très bonnes critiques et un bon accueil du public. Quand vous avez décidé de vous lancer dans Present Tense ? Étiez-vous préoccupés par l'attente qu'avait déclenchée le succès de votre avant-dernier disque ?

Hayden : Dans Smother, il y a une sorte de densité, comme un lourd nuage qui plane au-dessus des titres. Je pense que c'était dû au fait que l'album a été enregistré dans une période de transition pour nous. C'était une période assez agitée dans nos vies, et là où je te rejoins quand tu parles de disque plus paisible pour Present Tense, c'est dans le fait que pour ce nouvel album, nos vies et nos esprits ont acquis une certaine maturité et une envie de vivre au présent, justement. Il nous a fallu ralentir, à tous points de vue, pour garder cette envie de faire des disques. Quand tu te retrouves trop souvent dans des endroits et des moments où tu n'as plus envie d'être, le burn-out n'est jamais loin...

L'avez-vous ressenti ?

Hayden : Absolument. Quand tu démarres un nouvel album deux jours après avoir fini la tournée de l'album Two Dancers, ce n'est pas de tout repos. Nous n'avions plus vingt ans et à chaque action, il y a une réaction. Il y a également beaucoup de beauté dans les actes plus simples et moins ambitieux, au sens péjoratif du terme.

On pourrait donc qualifier Present Tense comme l'album de la maturité pour Wild Beasts ?

Tom : Probablement. Même si chacun de nous atteint ou atteindra sa maturité à un moment différent, il est clair que nous avons abordé ce disque avec plus sérénité. Tu es de moins en moins préoccupé par toi-même et de plus en plus par le monde qui t'entoure.
Hayden : Si tu arrives à réaliser que tu ne veux travailler que pour les choses pour lesquelles tu es réellement motivé, alors tu as déjà beaucoup changé. Et ton travail n'en sera que meilleur.

Jusqu'à récemment, vous n'aviez décidé d'aucun nom pour cet album. Avez-vous eu des difficultés à vous mettre d'accord sur ce nom ?

Tom : Ce n'était pas exactement ça. La vérité c'est que nous ne voulions pas donner l'information trop rapidement à notre label ! Mais je suis certain que notre label n'aurait pas aimé que nous lancions le nom de l'album trop tôt, de toute façon.
Hayden : Quel que soit le nom que nous aurions pu choisir, de toute façon il aurait pu renfermer un sens.
Tom : Il nous fallait absolument attendre la toute fin de l'enregistrement du disque car le nom aurait pu ne plus coller avec le résultat final. Je crois que ça se passe de la sorte généralement dans un lancement de disque...

Vous avez déclaré que ce disque était politique, dans quel sens ?

Hayden : C'était la première fois que nous faisions un disque en étant confrontés et alertés du fait que nous vivions sous un gouvernement très conservateur et coupant largement dans les crédits liés à l'art. Il y a une vraie frustration et une rancœur contre cette politique artistique. Ils exercent une sorte d'intimidation que nous voulions combattre avec une autre sorte d'intimidation !
Tom : Nous ne sommes pas un groupe politique, mais nous prenons en compte le climat présent en Grande-Bretagne. Cela nous concerne la façon dont nos dirigeants gouvernent le pays quand ils s'attaquent à des points aussi cruciaux que l'art. Et peut-être ne sommes-nous pas assez célèbres pour, comme certains groupes, ne plus rien avoir à faire avec les problèmes des autres !
Hayden : Je ne sais pas comment cela se passe en France, mais en Angleterre l'art est surtout enseigné dans les écoles que peuvent se permettre de fréquenter les enfants des politiciens. Ils sont devenus de faux amis qui se cooptent entre eux et décident de quoi l'art anglais sera fait, demain. Et comme l'art a besoin d'argent... C'est assez dangereux. Les groupes les plus célèbres sont ou ont été éduqués à Eton de nos jours !
Tom : Célèbres dans le sens de leurs relations qui les amènent à être connus de la « société », pas forcément célèbres pour la qualité de leur musique...
Hayden : Et tu ne t'en rendras même pas compte parce qu'en plus, ils vont chanter avec un accent américain (rires) !

Pourquoi cela ?

Hayden : Parce que l'accent américain leur apporte une authenticité qui leur fait défaut. Désolé, cela peut sembler un peu dur, mais c'est la réalité en ce moment en Angleterre. Personnellement, cela me choque d'entendre des Anglais chanter avec un accent américain.

Dans Present Tense, vous explorez des sonorités plus électroniques qu'auparavant. Pourquoi ce choix ?

Hayden : Cela vient sûrement d'un savoir plus grand, au fil des ans. Plus de compétences et de maîtrise avec les machines et dans nos capacités. C'est notre rôle d'essayer de sortir un lapin du chapeau à chaque fois que nous proposons un nouvel album. Les synthétiseurs et l'équipement électronique nous permettent de créer un nouvel univers sonore. Et puis, il faut admettre que s'équiper en machines et autres synthétiseurs était jusque-là assez coûteux. Cela a changé ces dernières années. Aujourd'hui, tu vas sur eBay et en une semaine tu es équipé pour un prix modique.
Tom : De plus, nous démarrons de plus en plus la composition de nos titres avec des ordinateurs et des logiciels, ce que nous ne faisions pas, auparavant.

Le processus de composition pour Present Tense était donc basé sur des ordinateurs ?

Hayden : Oui, car c'est le premier album dont l'enregistrement s'est déroulé à Londres. Et au lieu d'avoir un espace volumineux pour travailler, nous avions une surface équivalente à la table qui nous sépare ! Selon l'espace dont tu bénéficies, ta musique prendra telle ou telle direction. Et puis, nous aimons démarrer petit pour ensuite prendre de l'expansion et du volume au fil du processus d'écriture et d'enregistrement.

Nous n'aimons pas nous concentrer sur un sujet unique, mais mélanger plusieurs niveaux d'histoires ou d'anecdotes.

Qui a écrit les textes pour Present Tense ? Quelles étaient vos influences ?

Tom : Nous sommes tous auteurs, à tour de rôle ou suivant l'inspiration de chacun. En ce qui concerne nos influences, c'est très difficile à dire. Mais, nous nous inspirons surtout des gens que nous fréquentons et même des gens que nous ne connaissons pas en nous connectant à des sites qui racontent des histoires. C'est une méthode d'écriture qu'employait Henry Miller dans ses livres, par exemple. Même si dans son cas, ses écrits étaient beaucoup plus autobiographiques. Nous n'aimons pas nous concentrer sur un sujet unique, mais mélanger plusieurs niveaux d'histoires ou d'anecdotes.
Hayden : Quand nous écrivons des textes, nous partons de voies séparées mais qui finissent toutes au même endroit.

Des titres de chansons comme New Life, A Dog's Life ou Daughters sont d'ailleurs très réalistes, très concrets...

Tom : C'était une volonté d'être assez littéraires dans les choix de nos textes. Montrer, plutôt que de raconter. Le moins de métaphores possibles et le plus de réalisme possible.
Hayden : Par le passé, nous avons employé un langage plus complexe. Sûrement pour nous cacher derrière une barrière et paraître plus intelligents ! Avec Present Tense, il y a plus de réalisme et de vérité dans nos mots. Ce qui vient à toi, vient de toi... Je ne sais pas si ça te parlera, mais un écrivain comme DH Lawrence a été d'une certaine influence.

Tous les titres de Present Tense semblent s'insérer dans une histoire qui s'enchaîne. Aviez-vous une vision plus globale de cet album ?

Hayden : Oui. Je pense que nous étions plus mûrs et avec une vision plus large pour ce disque-là. C'est sûrement dû au fait que nous avons pris du temps pour nous, pour une fois, en faisant abstraction ou presque du tourbillon des tournées, promo et autres enregistrements. Ce qui nous a permis d'avoir une vision du monde qui nous entoure et qui, selon les périodes qu'un groupe traverse, peut survoler ses membres sans qu'ils s'aperçoivent qu'ils tournent également avec lui. Avoir plus de temps pour faire ce disque l'a rendu plus humain et peut-être moins académique que les précédents. Une des plus grandes qualités pour un artiste, selon moi, c'est d'être capable de faire de complexes et abstraites idées qui te viennent, une œuvre simple, belle et compréhensible par le plus grand nombre.

Où s'est déroulé l'enregistrement de cet album ?

Tom : La majorité de l'album a été écrit à Londres et enregistré entre les Konk Studios et The Distillery à Bath, dans l'ouest de l'Angleterre. Mais, comme nous le disions, nous avons beaucoup travaillé en DIY sur la base de l'album.

Qui l'a produit ?

Hayden : Nous avons travaillé en étroite collaboration avec les co-producteurs Lexxx et Leo Abrahams. Ce sont des gens qui sont très doués avec la musique électronique. Des gars assez jeunes mais déjà visionnaires. Il ne faut pas se leurrer, il existe une nouvelle façon de travailler aujourd'hui, que nous tentons d'appréhender, mais qui n'a pas encore atteint son apogée.

Il semble que vous ayez un peu relégué les cordes et les instruments traditionnels au second plan par rapport aux claviers et autres sonorités synthétiques. C'était un test ou une évolution logique pour Wild Beasts ?

Hayden : Notre métier, c'est de raconter des histoires et ces histoires parlent d'émotion et de rapport au corps. Pour ce faire, les claviers permettent d'aller plus loin et d'être plus brillant dans le sens chromatique du terme. Les sons que tu es capable de générer avec ces machines transmettent une émotion et une identité que les cordes ne peuvent pas toujours traduire. Cela nous a permis d'avoir un son plus « grand écran », en quelque sorte. Cela a également enrichi nos textes, paradoxalement car la musique permet des émotions que les mots ont parfois du mal à transcrire en si peu de temps. Mais, nous ne sommes qu'au début de nos expérimentations synthétiques. Pour être honnête, je ne suis pas certain que nous maîtrisions tout concernant ces sonorités-là – et l'apport de Lexxx, pour ne citer que lui, fut donc primordial – et c'est ce qui donne aussi le côté réaliste de l'album, nous aimons travailler dans la pénombre et avoir des accidents de parcours qui enrichissent le résultat final.

Wild Beasts existent depuis douze ans maintenant...

Hayden : Douze ans, déjà ? Merde...

Il est parfois plus facile de faire confiance à son instinct quand on a moins de temps que d'avoir trop de temps devant soi...

Et pourtant, on pourrait dire seulement quatre albums en douze ans. C'était un choix de laisser du temps au temps ou un hasard de carrière ?

Hayden : Cela demande du temps de gestation entre chaque album. Et nous étions vraiment jeunes quand nous avons démarré.
Tom : Nous nous considérons, à bon escient, comme bons au milieu des autres car si nous ne le pensons pas, le constat est effrayant. Les deux deniers disques ont été réalisés assez rapidement et sont sortis assez proches l'un de l'autre. Mais il est vrai que Present Tense a pris plus de temps à voir le jour, parce que nous bénéficions de plus de temps. Mais, cela peut représenter un danger que de laisser « mijoter » un projet trop longtemps ; le danger d'obtenir une recette un peu trop cuite ! Il est parfois plus facile de faire confiance à son instinct quand on a moins de temps que d'avoir trop de temps devant soi...

Vous faites confiance à Domino Records depuis le début, qu'avez-vous trouvé chez eux ?

Tom : Ils nous laissent libres de nos choix et même de nos doutes. Ils ont toujours soutenu ce que nous leur présentions. Et quand nous leur soumettons des idées, ils les accompagnent jusqu'au bout. Ils ne nous ont jamais dit ce que nous devions faire.
Hayden : C'était et c'est toujours une chance pour nous que de pouvoir travailler avec Domino Records.

Qu'est ce qui attend Wild Beasts dans l'avenir proche ? Beaucoup de concerts et de festivals ?

Hayden : Oui, nous avons bien l'intention d'aller défendre notre nouvel album là où nous sommes attendus et surtout là où nous ne le sommes pas !

Pensez-vous que Paris soit devenu une place importante du rock en Europe et particulièrement pour les groupes anglais ?

Hayden : Absolument. La France et Paris particulièrement ont une approche de la musique vraiment particulière et pèsent sur la scène rock internationale. Vous êtes très attentifs à l'art dans sa forme et vous n'hésitez pas à appeler les musiciens, des artistes ! En Angleterre, nous ne sommes pas des artistes, nous sommes vus comme des gars sympathiques qui boivent des bières, tentent de ramener des filles à la maison et, parfois, commettent une ou deux chansons intéressantes... Il y a sûrement un peu de vrai là-dedans, mais j'apprécie d'autant l'approche philosophique de la musique en France !

Lisez-vous les critiques de vos albums ou est-ce quelque chose dont vous vous préservez ?

Hayden : Si tu penses que ton dernier travail est assez bon pour être sorti au grand jour et présenté au public, alors il n'y a aucune raison de ne pas prendre connaissance des ressentis du public ou des journalistes. C'est important de croire en ton travail, sinon des fissures vont apparaître dans ta motivation et le bateau va commencer à prendre l'eau. Il te faut être assez constant et avoir une certaine longévité dans le monde de la musique, sinon tu es vite remplacé et oublié... Bien sûr, je préfère lire de bonnes critiques, mais ce n'est jamais quelque chose de vital pour nous. Notre mojo : Ne rien attendre pour ne rien espérer.

Vous apportez beaucoup d'importance à l'aspect visuel dans votre travail. C'est une étape qui est en réflexion dans vos têtes dès l'écriture ou est-ce quelque chose que vous envisagez après coup ?

Hayden : Nous ne sommes pas des gens très visuels pourtant. Aucun d'entre nous n'est capable de dessiner, ne serait-ce qu'une banane correctement (rires) ! Par contre, nous sommes admiratifs des gens qui ont ce talent et dont nous aimons nous entourer et qui, parfois, nous inspirent. De nos jours, il semble qu'un musicien se doit de revêtir plusieurs casquettes : Auteur, compositeur, performeur, producteur, réalisateur ou scénariste de clips, blogeur, etc... Et comme la manne financière se tarit dans l'industrie du disque, cela devient presque une obligation pour assurer une carrière. Mais, si nous ne sommes pas des artistes multitâches, nous aimons avoir un œil sur tout et être impliqués dans tous les processus créatifs qui entourent la sortie d'un album ou une tournée. C'est la seule façon d'avoir une vision globale sur une œuvre et de s'en assurer d'une manière pérenne.

Quel est le dernier disque qui vous a marqués ?

Hayden : J'ai presque honte de le dire, mais je suis un gros utilisateur de Spotify. Plus qu'un acheteur de disques physiques, je pratique beaucoup le streaming. Mais, mon dieu, je me sens sale de dire cela ! Cela sonne immoral dans la bouche d'un musicien qui essaye de vendre ses disques, non ? J'ai beaucoup aimé le dernier album de These New Puritains qui, pour moi, est sûrement un des albums de l'année 2013. J'aime le courage de ce groupe et sa vision. Jon Hopkins a également réalisé un petit chef d'œuvre cette année ; le génie de ce mec devient une réelle menace pour nous depuis quelques temps. (rires)