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Tindersticks

Interview publiée par Emmanuel Stranadica le 13 octobre 2013

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Vingt ans de carrière, ça se fête, mais pas de n'importe quelle manière. Les Tindersticks ont décidé à cette occasion de réenregistrer dix chansons de leur répertoire et de publier à cet effet Across Six Leap Years. Ces nouvelles versions correspondent à ce que le groupe est devenu après cette logue mutation musicale. Par une belle journée de fin d’été, nous avons pu rencontrer leur leader Stuart Staples. Si celui-ci reste réservé sur scène, il s'est avéré très bavard au cours de cet entretien fleuve.

Vingt ans de carrière, ça fait quel effet ? Comme si tu allais recevoir une médaille pour bons et loyaux services ?

(Il rit) C'est plutôt une forme d'accomplissement pour le groupe tout entier. La première mouture de la formation a bien fonctionné pendant les cinq premières années. Ensuite nous avons continué à essayer de faire marcher la machine pendant les cinq années suivantes, mais ça ne se passait pas bien du tout. Nous sommes allés jusqu'au bout et il fallait nous arrêter. J'ai continué en sortant deux albums en solo. Je me suis penché sur la question de trouver une nouvelle manière de composer. Je n'ai jamais imaginé rebrancher les Tindersticks à ce moment-là. Ce sont David Boutler et Neil Fraser qui m'ont proposé de retenter l'aventure. J'étais très sceptique à l'idée de redémarrer de la sorte. Nous avons tout de même essayé en passant un week-end ensemble à jouer de la musique. Et très naturellement la machine a redémarré et nous avons sorti The Hungry Saw. A partir de là, nous n'avons jamais cessé d'aller de l'avant jusqu'à notre dernier album en date, The Something Rain. Nous sommes vraiment redevenus un groupe.

Ce nouveau disque est donc une forme de démonstration de la manière avec laquelle nous nous sentons en tant que groupe actuellement.

On a l'impression qu'il y a un réel accomplissement entre vous, qu'il y a une connexion parfaite entre les membres du groupe. Cela se voit et surtout s'entend sur scène...

Dan McKinna a joué de la basse lors de ma tournée en solo et j'ai voulu qu'il devienne le bassiste pour notre album The Hungry Saw. C'était un peu comme une forme d'épiphanie. Nous avions beaucoup perdu de nous-mêmes au fil des années de la première version des Tindersticks. L'arrivée de Dan fut un moment d'exception. Musicalement il nous a énormément apporté. Par ailleurs, nous avons joué avec Thomas Belhom. Celui-ci était malade depuis déjà pas mal de temps. De ce fait, il lui était impossible de nous rejoindre pour jouer avec nous. Pourtant je me disais que Thomas devait contribuer à The Hungry Saw. Par chance ou par coïncidence, je l'ai croisé à cette époque à Berlin et finalement il est venu se joindre à nous et a participé à l'enregistrement de l'album. Sur Falling Down A Mountain, tu retrouves les trois membres originaux, David, Neil et moi, accompagnés par des invités. Et puis sur The Something Rain nous sommes enfin redevenus un vrai groupe avec cinq membres. Au fur et à mesure des années, le fait de tourner ensemble a rendu de plus en plus forte l'entente entre les membres des Tindersticks. Ce nouveau disque est donc une forme de démonstration de la manière avec laquelle nous nous sentons en tant que groupe actuellement. J'ai cru que ce serait quelque chose de nostalgique de réaliser cet album concept, mais il n'en a rien été.

Qui a eu cette idée de réenregistrer des chansons de votre répertoire ?

Nous avons discuté plusieurs fois entre nous de la possibilité de sortir un tel disque. La première conversation à ce propos était un peu du genre : « OK, cette année ce sont nos vingt ans de carrière et nous ne pouvons pas faire comme si de rien n'était ». Cependant pour nous il était devenu difficile d'aller vraiment de l'avant en composant un nouveau disque à cette occasion, car je trouve que nous sommes arrivés à la fin d'un cycle avec The Something Rain. Je n'ai d'ailleurs aucune idée de comment va se profiler musicalement la suite de notre carrière. Nous ne voulions pas non plus sortir un Best Of. Ça n'aurait rien apporté à notre discographie. C'est pour cela que nous sommes restés dans cette mouvance dans laquelle nous nous trouvions et que nous avons pioché dans notre répertoire.

Comment a été établi le tracklisting de l'album ? Les choix furent-ils difficiles ?

Toutes les chansons sur ce disque ont une histoire qui leur est propre. Par exemple, Marseilles Sunshine que j'avais composé dans un garage pour mon premier album solo alors que le groupe était en stand-by (rires). Je l'avais enregistré avec des claviers, dans un esprit très confidentiel, car ce disque est assez personnel. Il relève même d'une certaine manière d'un ordre privé. Cependant je savais que cette chanson avait besoin d'être orchestrée, mais à cette époque il était hors de question que cela se passe de la sorte. Du coup, lorsque cette idée de réaliser cet album anniversaire a surgi, je me suis dit que le moment était venu d'orchestrer cette chanson comme elle le méritait. Pour d'autres chansons, ce fut différent. Le fait de ne pas les avoir composées ensemble et cette puissance que nous pouvons générer tous ensemble en tant que groupe actuellement a permis de corriger ce qui a pu nous apparaître comme des erreurs commises à l'époque. Nous n'aurions pas dû les enregistrer de la sorte. C'est donc une manière de remettre un peu d'ordre dans certaines de nos chansons. Je peux te dire qu'à une certaine époque, je ressentais beaucoup de frustration lorsque je composais des chansons, parce que je me devais de les composer par rapport au moule que formait le groupe à ce moment-là. Il n'était pas possible de déborder des limites musicales de celui-ci. Il y avait une réelle restriction. Parfois, cela fonctionnait parfaitement bien, comme pour My Oblivion qui avait un costume parfaitement de circonstance et qui convenait à tout le groupe. C'est la raison pour laquelle cette chanson ne figure pas sur l'album. Say Goodbye To The City n'était pas adaptée au format du groupe de l'époque. Alors, il nous fallait lui donner sa juste mesure sur ce nouvel album. Pour ce qui est des chansons du second album, A Night In ou She's Gone, c'est davantage sur le chant que s'est porté le travail de relecture. She's Gone est une chanson que j'avais composée à propos de quelqu'un et qui est restée connectée à moi pendant ces vingt dernières années. Alors à quarante-sept ans maintenant, alors que j'en avais vingt-sept à l'époque, mon chant ne pouvait qu'évoluer. Il y avait beaucoup de colère au moment où cette chanson a été enregistrée. Maintenant, on peut y trouver une forme de tendresse. Toutes les chansons du disque possèdent une longue histoire. C'est pourquoi je suis heureux de sortir cet album et de donner une autre tournure à certaines histoires.

Pourquoi n'y a-t-il aucune chanson extraite du premier album ?

Les chansons du premier album sont un peu encastrées les unes dans les autres. Elles appartiennent à une époque et lorsque je repense à la manière dont nous les avons enregistrées, dans quelles conditions nous l'avons fait, de l'humeur qui régnait à ce moment-là, je trouve qu'on ne peut pas les changer. Comme je te disais tout à l'heure, c'est le cas avec My Oblivion. Et pour moi, c'est un peu pareil pour l'ensemble du premier album. Les compositions collent à l'enregistrement d'époque et ne nécessitent pas un réenregistrement. Ces chansons possèdent une essence qui leur est propre et qui leur convient parfaitement. Elles doivent rester dans les limbes, si tu vois ce que je veux dire. Pour cet album, je n'ai pas du réécouter les versions originales des chansons que nous avons réenregistrées. La seule chose que je désirais, c'était d'entendre le groupe les jouer dans leur nouvelle forme. Et il n'y a pas eu de réelles critiques par rapport à ces nouvelles versions. On ne s'est jamais dit : "Bon il faut qu'on la refasse, ce n'est pas bon". La manière de les jouer est venue d'elle-même. Elle est sortie de nous comme une évidence.

Jism, par exemple, est une chanson que j'aurai aimé retrouver sur Across Six Years Leap, mais avec tes explications, je comprends qu'il ne faille pas la retoucher. Est-ce qu'on peut espérer l'entendre de nouveau un jour sur scène ?

David fait le forcing pour que nous la rejouions. Je ne sais pas si ça va finir par arriver mais ce n'est pas impossible. C'est une chanson assez étonnante. Je l'ai écrite en une demi-heure. C'est la chanson que j'ai dû écrire le plus rapidement de toute ma carrière. Elle possède une telle énergie. Je ne pense pas que je sois capable de lui retirer sa colère.

J'ai souvent pensé que le disque qui ferait suite à The Something Rain serait un disque de reprises. Et finalement, ça l'est en quelque sorte.

Lors de vos derniers concerts, notamment aux Nuits de Fourvière à Lyon, vous avez joué une reprise de A Man Needs A Maid de Neil Young. Vous n'avez pas envisagé de faire un album de reprises ?

Tu sais, j'ai souvent pensé que le disque qui ferait suite à The Something Rain serait un disque de reprises. Et finalement, ça l'est en quelque sorte (rires). Non, on ne l'a pas encore fait, mais ça pourrait bien arriver un jour. Sinon pour parler de cette chanson, c'en est une que j'adore mais je ne peux pas écouter l'original. Je ne supporte pas les arrangements qui sont dessus. C'est rempli de chordes mélodramatiques et je déteste ça. Pourtant c'est une chanson magnifique. J'adore la chanter. J'essaye de la rendre beaucoup plus modeste.

Vous allez sortir la bande originale du film Les Salauds de Claire Denis. Le thème principal Put Your Love In Me est très électronique. C'est le seul extrait que j'ai entendu à ce jour. Est-ce que l'ensemble du disque est dans la même veine ? Est-ce que c'est une direction que vous pourriez davantage explorer dans le futur ?

La bande originale du film est électronique. Le traitement musical que nous avons utilisé pour cette musique de film est électronique. Avec Claire, nous avions parlé de l'histoire et notamment de celle de ce marin qui revient sur la terre ferme, et qui s'y sent comme une sorte d'alien. Pour un marin se retrouver dans cette situation est la pire des choses qui puisse lui arriver. La musique composée a donc eu pour but de recréer une forme d'atmosphère du ressenti de ce personnage, ce cauchemar qu'il traverse en vivant de la sorte. Ça a été un joli challenge pour nous de réaliser ce disque, d'autant que nous avons utilisé des instruments que nous ne maitrisions pas. Tout s'est fait en une seule journée en avril dernier. C'était vraiment quelque chose de très excitant et de très nouveau.

Mon esprit est davantage libre lorsque je chante pour composer que lorsque je joue de la musique.

Comment composes-tu tes chansons?

Je peux démarrer la composition d'une chanson en prenant une guitare acoustique, avec une idée dans la tête et essayer de trouver comment avancer avec ce morceau pendant la journée, avant de la soumettre au groupe. Ou alors je peux, et c'est ce que je fais la plupart du temps, ne pas prendre ma guitare acoustique et tenter de faire comprendre au groupe quelle direction prendre en chantant un air, claquant des mains, donnant quelques mesures à la batterie. Je pense que le fait de composer avec une guitare acoustique débouche sur quelque chose de trop structuré. Mon esprit est davantage libre lorsque je chante pour composer que lorsque je joue de la musique. Je peux trouver différentes sources d'inspiration dans l'air si je chante.

En parlant de chant, il y a ce recueil de textes, Singing Skies, qui est sorti et qui est accompagné de peintures de ta femme, Suzanne Osborne. Peux-tu nous en dire davantage sur ce projet ?

Ce fut une décision commune avec Suzanne. Mais c'est vrai que cela fait partie de la célébration de notre vingtième anniversaire. Les textes de nos chansons, à l'exception d'un album (The Hungry Saw), n'ont jamais été publiés. Ma femme exerce la profession de peintre. Elle a eu cette idée de peindre le ciel à la peinture à l'huile tous les jours, dans un format de treize centimètres par dix centimètres, quel que soit l'endroit où l'on se trouvait. Elle prenait le temps à un moment de s'assoir, de regarder le ciel et de le peindre. Cela a une véritable connexion avec l'écriture de nos chansons. Le ciel est toujours changeant et elle a capturé ce moment où elle le regardait. Certains textes ont également été écrits sur l'instant. Tout comme le ciel, il fallait capturer avec des mots le moment qui se présentait à moi. Townes Van Zandt disait que les chansons viendront à toi, et à ce moment-là, il faudra les attraper. Je suis d'accord avec cela. Il faut posséder un état d'esprit ouvert et savoir saisir très rapidement ce qui s'offre à toi. Suzanne et moi en avons parlé assez souvent et graduellement l'idée de sortir ce livre est survenue. Soixante-quinze chansons et soixante-quinze ciels peints se retrouvent dans cet ouvrage. Nous nous sommes un peu disputés sur le ciel à associer à telle chanson. Mais finalement nous sommes tombés d'accord et tout cela se retrouve dans le livre.

Certaines chansons restent introuvables et n'ont pas rééditées. Je pense par exemple à We Have All The Time In The World. Un coffret pour les vingt ans, ça ne vous a pas tentés ?

Ton idée est intéressante, je pense que nous n'avons pas imaginé sortir quelque chose de la sorte. We Have All The Time In The World était sorti sur Clawfist dans le cadre d'un singles club. Il y a eu aussi celui pour Rough Trade et un autre pour Domino Records. Ce sont des chansons qui ont été enregistrées très rapidement, et ce fut très amusant de le faire à l'époque. Mais je ne crois pas que ce soit important de ressortir ces morceaux aujourd'hui. Nous avions déjà sorti cette collection de faces b dans le cadre de la compilation Working For The Man. Cela avait pas mal de sens à l'époque, parce qu'il y avait le premier disque de cette compilation qui était une collection de faces A. Donc le second disque pouvait compiler des faces b ou des EP dans leur intégralité qui n'étaient pas disponibles sur nos albums. Represser juste ces morceaux maintenant n'apporterait pas grand-chose à notre discographie. Mais peut-être un jour, qui sait ?

J'aimerai te poser une question par rapport à un ressenti personnel. J'ai toujours trouvé que les chordes sur City Sickness ressemblaient à celles de Everyday Is Like Sunday de Morrissey. Est-ce une simple coïncidence ?

(Il rit) Si c'est le cas, ce n'est pas quelque chose dont j'ai eu conscience. Dans notre groupe, tout le monde apporte des idées pour la composition d'une chanson. Dans le cas de City Sickness, j'ai écrit la démo. J'y ai simplement ajouté le piano de David et les violons de Dickon. Ce n'est pas une chanson que je connais particulièrement bien. Dickon (ndlr : Dickon Hinchliffe, qui ne fait plus partie des Tindersticks) pourrait apporter la réponse à ta interrogation. Tu sais, il est très possible que cette chanson fut une source d'inspiration pour la nôtre. Je n'y ai pas du tout prêté attention à l'époque. Peut-être en la réécoutant de la sorte maintenant je pourrai me dire « Hey that's fuckin' Morrissey ! » (rires).

Peut-on s'attendre à un prochain album des Tindersticks d'ici quelques temps ou y aura t-il plutôt une pause avant un éventuel nouvel album ?

Je ne pense pas qu'actuellement nos soyons capables de faire une nouvelle pause. Nous allons faire quelque chose l'année prochaine mais je ne sais pas du tout la tournure que va prendre la suite. The Something Rain constitue la fin d'un cycle. Ce qui arrivera ensuite je ne le connais pas encore. Nous nous sommes reconstruits, nous sommes parvenus à ce que nous sommes devenus aujourd'hui. La nouveauté réside sur l'inconnu de ce qui se passera ensuite musicalement. Tout ce que je sais c'est que ce sera une progression naturelle.