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Joe Goddard

Interview publiée par Cassandre Gouillaud le 24 avril 2017

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Le prolifique musicien, producteur et DJ Joe Goddard est de retour avec un second album solo, Electric Lines, accompagné d'un concert parisien au Badaboum le 27 avril. Ce panorama musical est un témoin précieux de toute la richesse de ses expériences, dans lequel il parvient à allier avec brio expérimentations sonores et hommages à toutes les musiques qui ont marqué son parcours. Rencontre avec un artiste situé à la croisée des genres, pour une discussion à laquelle se mêlent musiques, histoires et nouvelles technologies.

Ton premier album solo, Harvest Festival, est sorti il y a déjà huit ans. Quand est-ce que t'es venue l'idée de réaliser un second disque ?

Il n'y a pas vraiment eu de moment particulier. Je me suis surtout retrouvé dans une situation qui me permettait de créer à nouveau de la musique. Par exemple, j'avais enfin un studio assez spacieux pour accueillir tout mon équipement chez moi. Durant toutes ces années, j'avais eu le temps de constituer une assez grande collection de synthétiseurs, claviers et autres. On avait aussi fini de travailler sur le dernier disque de Hot Chip. J'avais du temps libre, même si on tournait un peu. Je voulais retourner en studio et explorer toutes les possibilités que ce matériel m'offrait, pour voir ce que je pouvais faire par moi-même. Je ne savais pas vraiment ce à quoi je voulais que l'album ressemble. Je composais des chansons en ne savant pas à l'avance où elles allaient m'emmener. C'était un challenge pour moi de travailler sur un album seul, de voir si je pouvais finir des chansons et en être satisfait. C'est aussi agréable de travailler sans avoir à faire de compromis avec quiconque. Je n'ai jamais eu de problème avec les personnes avec lesquelles j'ai pu collaborer dans ma carrière, mais c'est bien de pouvoir se défier soi-même.

En parlant de tes collaborateurs, tu t'es entouré de plusieurs voix pour cet album, dont celle d'Alexis Taylor de Hot Chip. Pourrais-tu nous en parler ?

Il y a déjà deux chanteuses. La première est Valentina, qui chante sur Human Heart, et avec laquelle j'avais déjà travaillé il y a quelques années sur la chanson Gabriel. C'est une personne avec laquelle je voulais collaborer à nouveau. Elle sera aussi sur scène avec moi lors des prochains concerts. Human Heart est une chanson qu'elle avait commencé à écrire et que j'ai en quelque sorte achevée puis produite avec elle. C'est une sorte de croisement entre la pop et la house, qui est aussi assez lent et émotionnel. J'ai un truc pour ce genre de chansons. On pourrait appeler ça une power ballade. J'ai aussi travaillé avec Jess Mills sur Ordinary Madness et Music Is The Answer. Elle m'a été recommandée par un ami qui nous aide à gérer notre label Greco-Roman. On a fait quelques essais ensemble et tout s'est déroulé de façon assez naturelle.

Electric Lines est un album qui apparaît immédiatement très divers, musicalement parlant. Pourtant, son titre fait plutôt référence à des connections. Quel serait le lien qui tient tous ces morceaux ensemble ?

Je pense que ce lien serait celui qui relie toutes les musiques qui ont pu m'inspirer dans ma vie. Ce qui est commun à tous les genres que j'apprécie. Ce n'était pas un concept que j'avais en tête lorsque j'ai commencé à travailler sur cet album. Mais en y pensant rétrospectivement, je crois que j'ai voulu créer un panorama de tous les styles que j'aime, tout en essayant de leur donner une identité propre. Les synthétiseurs et les mélodies sont ce qui raccordent le tout. Electric Lines me rappelle aussi les câbles qui connectent l'ensemble de mes équipements. Il y a tellement de possibilités. Tu peux utiliser différentes boîtes à effets, connecter les éléments ensemble de plein de façons différentes. C'est ce que j'adore quand je suis en studio, pouvoir essayer plein de choses. H4>Je crois que pour quelqu'un qui est obsédé par la musique et qui est DJ, il y a cette volonté de partage qui est très présente.

Tu disais que cet album t'avait été inspiré par tous les genres de musique que tu apprécies. Est-ce que tu conçois ton travail comme un moyen de faire découvrir tout cela à ton public ?

Je crois que pour quelqu'un qui est obsédé par la musique et qui est DJ, il y a cette volonté de partage qui est très présente. Tu veux faire découvrir la musique que tu aimes à plein de gens. J'ai aussi beaucoup apprécié travailler sur chacune des chansons qui sont sur l'album. Pas forcément pour leur sens, mais juste pour l'acte de création. C'est comme un artiste qui utiliserait différents moyens de s'exprimer ; un jour la sculpture, un jour la peinture, un autre le dessin au crayon. J'aime m'entraîner à travailler sur différents styles de musique.

Tu t'es déjà décrit comme un « historien de la pop ». Quel serait alors ton rôle en tant qu'historien de la musique ?

C'est une grande question. La musique pop n'a pas besoin d'historien. C'est une essence. C'est le temps présent. C'est quelque chose de commercial et d'accrocheur qu'un groupe de personnes trouve excitant. Mais j'aime considérer ce phénomène de la perspective d'un historien. Je crois que c'est vraiment intéressant de chercher à retracer le développement des rythmiques par exemple. Si tu prends le vingtième siècle, tu assistes surtout au développement des idées musicales américaines. Tu peux remonter aux esclaves Africains du sud des États-Unis, qui réinvestissent les rythmiques africaines et donnent naissance au blues. Viennent ensuite le jazz et le R'n'B, puis Motown. Certaines variétés de soul se développent et amènent le disco et la house. C'est cette dimension de l'évolution musicale que je trouve fascinante. Savoir tout cela n'est pas essentiel pour faire de la pop, mais cela peut te donner une prise intéressante dessus. J'imagine que si tu t'intéresses à tout cela, tu peux aussi remonter dans l'histoire de la pop et retrouver des références qui t'inspirent. Je crois cela dit que c'est plus un intérêt personnel que quelque chose qui est nécessaire pour faire de la musique. C'est ça, d'avoir étudié l'histoire &à l'université. (rires)

Il n'est pas rare de rencontrer des artistes qui s'inspirent de ce qu'ils entendaient en étant plus jeunes, ou de ce que leurs parents leur faisaient écouter. Il y a souvent quelque chose du passé qui revient et est actualisé...

Je crois que, comme beaucoup de choses, la musique a tendance à fonctionner en cycles. On dit qu'il y aurait des cycles de 20 ans, avec des motifs qui reviennent de façon régulière, que ce soit en musique ou même dans la mode. Il est important d'en avoir conscience lorsqu'on est dans la musique.

Electric Lines est un album qui puise dans tes nombreuses expériences musicales. Est-ce que tu te souviens de ton premier contact avec la musique ?

Je n'ai pas beaucoup de souvenirs de mon enfance qui serait liés à la musique... Je dirais que mes premières rencontres ont été les cassettes que l'on me donnait, comme Rubber Soul des Beatles, ou les singles des Rolling Stones. C'était le genre de choses que mes parents avaient. Je me souviens qu'elles m'obsédaient, et ce sont les premiers groupes que j'ai aimé avec passion. Mes parents n'étaient absolument pas musiciens, mais mon père est monteur et il a travaillé sur beaucoup de vidéo clips. Il a monté les vidéo clips des Cure pendant des années par exemple. Je me souviens d'avoir regardé dans son Steenbeck, qui te permet de faire défiler les pellicules en avant et en arrière pour visionner ce que tu fais. Je le regardais aussi couper ses pellicules. J'imagine que voir ce genre de choses a eu beaucoup d'impact sur l'enfant que j'étais. Et puis, j'adore les Cure, ils sont vraiment brillants.

Comment est-ce que tu as finalement découvert la musique électronique, et tous ces équipements que tu utilises aujourd'hui ?

La première chose dont je me souviens c'est que mes parents m'avaient acheté une des compilations Now That's What I Call Music!, qui regroupait les principaux tubes du moment au Royaume-Uni. C'était le numéro 14, quelque chose comme ça. Je ne me rappelle pas vraiment des groupes, juste de certaines des chansons qui étaient dessus. On était à la fin des années 1980, elles étaient chargées de synthétiseurs. Tout cela a dû m'influencer inconsciemment. Si tu écoutes Hot Chip, tu remarques que la synth-pop qu'on fait aujourd'hui est similaire en bien des points à ce qu'il y avait à l'époque. Je crois que c'est ce qu'il se passe avec pas mal de musiciens en fait : la musique que tu fais a quelque chose de similaire à celle que tu écoutais très jeune. Moi quand j'ai eu dix-huit ans, j'ai découvert le drum'n'bass dans les clubs et les raves, et encore après cela le garage et la house.

Est-ce que grandir au Royaume-Uni a influencé ta culture musicale ?

Clairement. Grandir à Londres au milieu des années 1990 m'a permis de découvrir l'univers des raves, comme The Chemical Brothers, Basement Jaxx, The Prodigy et d'autres. Je crois que c'est un genre très facile à appréhender quand tu as un arrière-plan rock et grunge, car certains groupes partagent le même genre d'agressivité et d'intensité rocailleuse. Autour de 1999 et 2000, j'allais beaucoup en concert et en boîte, genre deux ou trois fois par semaine. On sortait dans beaucoup d'endroits qui passaient tous des styles de musique différents. On passait d'une soirée reggae au drum'n'bass des raves, à un concert de hip-hop, des Flaming Lips, de Stereolab... C'était une époque géniale.

Il se passe beaucoup de choses en termes de développement technologique en ce moment.

Ton album est l'émanation de quelqu'un qui est dans le milieu depuis longtemps, qui a vu et entendu beaucoup de choses. Comment est-ce que tu conçois l'évolution de la musique dans les années à venir ?

C'est une bonne question. Il se passe beaucoup de choses en termes de développement technologique en ce moment. Certaines sont positives, d'autres mauvaises. Le grand débat du moment serait autour des emplois qui vont devenir obsolètes avec l'arrivée de la robotique. On peut facilement penser que dans pas si longtemps, les ordinateurs pourraient générer de la musique du début à la fin. Il existe d'ailleurs déjà des logiciels qui permettent de créer une sorte de musique ambiante qui se répète en boucle. Brian Eno a été impliqué dans des travaux similaires. Je crois que son nouvel album a quelque chose à voir avec une application qui permettrait cela. Elle prend en compte l'heure qu'il est, le temps qu'il fait, l'endroit où tu te situes, et génère de la musique appropriée à cette situation. Je trouve ça génial. Mais nous ne sommes pas non plus très loin d'une situation où les ordinateurs feraient tout le travail et créeraient de la musique purement commerciale. Ils font déjà beaucoup de choses. Ils peuvent te suggérer un accord spécifique à ajouter, créer des voix ou un beat très facilement. Je crois que cela va parfois trop loin. Mais en même temps, les synthétiseurs se développent énormément et de façon très excitante. J'adore voir arriver de nouveaux modules, de nouveaux modèles de synthétiseurs qui multiplient les possibles. Tu peux maintenant les contrôler depuis ton ordinateur et arriver à des sons très modernes et différents. Il y a aussi des producteurs comme Oneohtrix Point Never ou Arca dont les sonorités ont quelque chose de très futuriste, qui sonnent vraiment comme des productions du 21ème siècle. C'est agréable d'entendre quelque chose qui ne nous ramène pas au passé. Mais en même temps, je veux que la musique d'aujourd'hui conserve son côté accrocheur et qu'elle emprunte aux formes de musique traditionnelles. Par exemple, j'ai du mal avec toute cette musique très contemporaine qui est difficilement accessible. J'aime les expérimentations jusqu'à un certain point, mais j'aime aussi les mélodies, les éléments qui accrochent, et ce genre de choses. C'est quand les artistes arrivent à mélanger la technologie avec des techniques d'écriture plus traditionnelles que je trouve cela génial.

Ce monde moderne est aussi celui d'Internet, qui a démultiplié les possibilités de diffuser et d'accéder à la musique. Comment, en tant qu'artiste, penses-tu qu'il est possible de toujours faire entendre sa voix, parmi toutes les possibilités offertes au public ?

C'est dur, extrêmement dur. Il y a tellement de voix et tellement de nouveaux artistes dont il faut essayer de se différencier. La seule chose qu'il est possible de dire est que tu dois faire en sorte que ta musique soit individuelle. Si tu es un clone de quelqu'un d'autre, c'est très rare de parvenir à faire carrière. Le problème, avec les ordinateurs, c'est qu'ils te suggèrent en quelque sorte le genre de musique que tu vas créer. Il faut utiliser ton ordinateur plus intelligemment, et de façon à ce qu'il ne recouvre pas ton individualité. La musique ne doit pas être anonyme. Elle doit t'être personnelle et être humaine. À part tout cela, ça reste quand même compliqué. Spotify te donne toutes les semaines des playlists qui contiennent des centaines de chansons de nouveaux artistes. Même si quelqu'un entend ta chanson, la semaine d'après, il se verra offrir une nouvelle playlist avec encore d'autres artistes. C'est très dur de faire en sorte que quelqu'un devienne vraiment fan de toi, achète ta musique, vienne au concert, achète un t-shirt. Voilà... (rires) Je ne crois pas qu'il y ait de vraie réponse. La clé c'est d'être super bon dans ce que tu fais.

Le premier single de ton nouvel album tourne autour d'une ligne, « music is the answer to your problems ». À quoi est-ce que la musique peut répondre aujourd'hui ?

Sur un niveau personnel, la musique m'aide à rester positif. Ce sont mes moments de transcendance qui me font me sentir bien. Si je suis dans un lieu public, comme un club, c'est aussi ce qui me lie à toutes les personnes qui m'entourent. J'adore ces moments. Je crois que la musique est très utile socialement. Elle peut fonctionner comme un pont qui relie des personnes aux histoires et origines différentes et qui les fait fonctionner en communauté. Dans de grandes villes comme Paris ou Londres, cela peut fonctionner comme un moyen d'assimiler des personnes qui viennent de pays totalement différents. Avoir grandi à Londres fait que j'ai pu observer ce genre de phénomènes un grand nombre de fois. Évidemment, la musique ne peut pas résoudre tous les problèmes qui nous affectent, mais cela aide à rapprocher les gens, spécialement dans des temps qui connaissent des résurgences fascistes ou nationalistes. Des personnes comme Le Pen, Trump, ou généralement les partis d'extrême-droite en Europe, essaient de séparer les gens, ce qui est loin de nous aider. Après, je dois dire que j'ai décidé d'écrire la chanson avant Trump et avant le Brexit. Elle n'a pas été écrite comme une réponse à tout cela, mais elle est applicable à cette situation. J'ai l'impression qu'il y a moins de xénophobie et de peur dans les grandes villes, où il existe des possibilités d'entrer en contact avec des personnes aux histoires très différentes. Tu peux aller à l'école, faire la fête, être avec des gens qui viennent des quatre coins du monde. Je crois que ce sont des endroits qui ont moins de problèmes par rapport aux questions d'immigration, vis-à-vis des petites villes de campagne où les choses ne se passent pas comme cela. La musique est définitivement l'un des meilleurs moyens de rassembler.

Pour terminer, est-ce que tu aurais de nouveaux artistes ou groupes à nous recommander ?

J'écoute beaucoup de dance en ce moment. Il y a notamment un label sud-américain qui s'appelle Cómeme et qui a beaucoup de sorties intéressantes en ce moment. Du côté du Royaume-Uni, il y aurait Hessle Audio ou un nouveau producteur qui s'appelle Bruce. J'adore aussi le nouvel album de Kaitlyn Aurelia Smith. Voilà, des gens qui expérimentent avec leur synthés ou qui font de la techno un peu inhabituelle.