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Anna Calvi

Interview publiée par Emmanuel Stranadica le 23 août 2018

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Rencontrer Anna Calvi est toujours un évènement. Mystérieuse, troublante voire fascinante, l'anglaise ne laisse pas indifférent. A l'aube de la sortie de son troisième album, le magnifique Hunter (le 31 août), la jeune femme s'est confiée sur la genèse de ce nouveau disque, avec notamment ce manifeste explicite qu'elle a publié en mai dernier. Retour sur cette rencontre.

Il aura fallu cinq ans pour que ce nouveau disque sorte. Pourquoi a-t-il nécessité autant de temps ?

Cela a pris du temps parce que je tenais à ce que le message derrière cet album soit bien compris. Je ne voulais surtout pas sortir un disque, simplement par obligation. Enregistrer de la musique c'est un peu ça, en principe. Mais pour moi il était important de faire aboutir ce projet. Aussi, il m'a fallu attendre jusqu'à ce que je ressente une réelle excitation avec ces nouvelles compositions. J'ai également composé la musique d'un opéra. J'ai également déménagé à Strasbourg pour démarrer une nouvelle vie en France. Ce sont toutes ces raisons qui ont fait que j'avais vraiment besoin de temps pour terminer Hunter.

Quand as-tu commencé à travailler sur ce nouveau disque?

J'ai démarré en 2014.

Avec qui as-tu enregistré Hunter ? Les mêmes musiciens que sur One breath ?

Oui. En addition, on trouve également Adrian Utley de Portishead qui joue les claviers ainsi que Martyn Casey des Bad Seeds à la basse.

Où l'as-tu enregistré ?

Nous avons enregistré le disque à Londres. Il a été mixé à Los Angeles.

Il y a cette collection de photos de couleur rouge sur ton Instagram. C'était important de teaser l'album de la sorte ?

Pour moi ce disque comporte bon nombre de mystères, surtout sur le sujet d'être chasseur et d'être chassé. Ces photos rouges constituent une forme de raccourci vers l'essence de l'album, les sensations que m'ont produites ce disque.

Tu as écrit un manifeste à propos de Hunter. D'où t'es venue cette idée de réaliser un concept album ?

Ce fut une combinaison de réponses à ce qui se passe dans le monde, de la part d'une artiste. Je pense que nous sommes arrivés à un moment où les gens s'interrogent sur le genre humain, sur ce à quoi les femmes doivent s'attendre. Mais avant tout, c'est un disque intime, une exploration personnelle de ma propre féminité et ma propre masculinité. J'ai toujours su que je n'appartenais pas complètement au versant féminin alors qu'il y a deux équipes : les femmes et les hommes. Pour ma part, je me sens plus à l'aise avec le genre en me situant entre les deux. Il y a davantage de libertés pour bon nombre de personnes si elles ne sont pas systématiquement catégorisées vers un des côtés. Les stéréotypes de performances sont également devenus tellement importants dans notre société. Cet album est donc une forme de réponse à ces aspects du monde extérieur.

Ce n'est pas trop compliqué de dévoiler au grand jour quelque chose d'aussi personnel ?

En fait, c'est de l'art. Il est nécessaire de prendre des risques dans la vie, sinon cela n'a pas de sens. Cette musique est excitante pour moi. L'idée de plonger quelqu'un dans cet univers qui m'est propre avec cette musique, cette ambiance, c'est quelque chose qui m'excite vraiment. Et c'est vraiment ce que je voulais faire.

Tu parles de beauté et de laideur dans ton manifeste. Peux-tu nous en dire plus sur cette antonymie ?

Je parle de la laideur des expériences humaines, non pas de la haine, de la violence, mais plutôt des moments intimes passés en compagnie de quelqu'un, lors de relations sexuelles où cela peut devenir affreux et sale. Mais ils peuvent également constituer les plus beaux moments de la vie humaine. C'est cette célébration de ces épisodes que je voulais faire. La force, la faiblesse, la beauté, la laideur, le chasseur et la proie, tous ces instants qui forment un tout dans notre existence.

Morrissey du temps des Smiths< chantait dans Sheila take a bow : « You're a girl and I'm a boy », puis « I'm a girl and you're a boy », ce qui implique une non différence du genre. Est-ce un peu cela que tu évoques dans Hunter ?

Oui. Le genre est vraiment au cœur de mon album. Je parle des barrières que l'on brise, qu'il ne faut pas se limite à faire ceci ou cela parce qu'on est un homme ou une femme. Dont Beat The Girl Out Of My Boy est une célébration de la liberté d'être avec qui bon te semble, et non pas quelqu'un qui aurait pu simplement correspondre à ce qu'on t'a inculqué. Quelqu'un qui te rend heureux.

Il y a cette notion de chasseur et de proie dans la chanson Hunter. Considères-tu que le chasseur puisse devenir la proie à son tour ?

Oui. Je pense que tout le monde a le potentiel d'être chasseur ou chassé. C'est important pour moi car les femmes ont toujours été considérées comme des proies, et je refuse qu'on les réduise à cela. Les femmes peuvent également devenir chasseurs, et prendre ce qu'elles veulent sans aucune honte. C'est vraiment primordial pour moi qu'il y ait la présence de ce récit dans mon disque.

Est-ce que l'affaire Harvey Weinstein t'a donné encore davantage envie de faire ce disque ?

Le disque était déjà prêt lorsque l'affaire a éclaté. Mais je pense que cette forme de pouvoir et de déséquilibre est présente partout. C'est une autre manière de réaliser tout le travail qu'il reste à effectuer pour empêcher que cela continue.

Ma première impression après avoir écouté l'album fut celle d'un apaisement. Est-ce le cas ?

(Elle hésite) Je pense que c'est le disque le plus furieux que j'ai composé (rires). Il y a des chansons dans lesquelles je tente d'explorer des domaines nouveaux pour moi, quelque chose d'utopique, de beau. Comme dans Eden où j'essaye de ré-imaginer ces moments où j'étais adolescente et aimais quelqu'un. C'est tellement facile lorsque tu es une personne hétérosexuelle. Tu peux aisément dire : « Oh cette personne me plait ». Mais lorsque tu es gay, cette société dans laquelle nous vivions m'a laissé vraiment interrogative lorsque j'étais plus jeune. « Qu'est-ce que cela signifie ? Que suis-je vraiment ? Qu'est ce qui m'arrive ? » Tout cela est tellement difficile à assumer, alors que dans mon imagination, dans cette chanson, il y a simplement un désir de pureté et de sagesse. Je voulais donc que la musique reflète la beauté et la liberté. Dans d'autres chansons, je me sens très destructrice et prête à tout. La guitare et la voix sont très sauvages. Je pense que ces deux oppositions représentent la beauté et la laideur.

Peut-on parler de joie et de bonheur dans ce disque ?

Oui, bien sûr. Pour ce qui est du bonheur, il y a une réelle recherche de celui-ci. Parfois je le trouve, parfois pas.

As A Man est une chanson très puissante surtout au niveau du texte. Tu peux nous en dire plus sur le côté fusionnel qu'on trouve dans cette chanson ?

Au début j'essaye de m'imaginer ce que ça doit faire d'être un homme, pourquoi les hommes voient les femmes de la sorte, pourquoi certains hommes traitent les femmes comme un objet sexuel et pas comme des êtres humains. Et en composant la chanson, je me suis rendue compte que ce n'était pas la question que je devais me poser. La question, c'est pourquoi les hommes n'ont pas de souvent de compassion vis à vis des femmes.

Wish est très sensuelle avec ce rythme et la manière dont tu la chantes. Mais en définitive, quel est ce souhait avant de mourir dont tu parles ?

(Elle rit) C'est ce que tu aimerais que ce soit. (rires)

Away est probablement ma chanson préférée. Tu ne voulais pas terminer le disque avec elle ?

Ça m'a pris beaucoup de temps de trouver l'ordre idéal des morceaux de ce disque. Pour moi Away est un moment de total abandon. C'est le moment où on l'on cesse de se battre. Pour ce disque, j'imaginais un endroit où on peut aimer quelqu'un sans honte, en termes de final. Mais j'ai préféré conclure avec Eden.

Eden est un morceau qui peut transmettre de fortes émotions. Peut-être que cela est renforcé par l'écoute intégrale de l'album, mais est-ce finalement ce que tu as recherché, conclure ce disque en touchant vraiment l'auditeur ?

Je suis contente que le disque t'ait touché de la sorte. Je pense que le début du disque est vraiment axé sur le combat, la bataille, avant de passer à une plus grande compréhension entre les protagonistes. C'est un peu comme une journée qui passe, avec toutes les évolutions au fil de celle-ci.