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Gang Of Four

Interview publiée par Chloé Thomas le 21 janvier 2011

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Six années après la sortie de Return The Gift, Gang Of Four reviennent avec un nouvel album, Content. Content, c'est du contenu, et du contentement... Explications sur ce sujet avec Andy Gill et Jon King, l'épine dorsale du groupe.

Il s'agit de votre premier album depuis 1995. Comment avez-vous décidé de revenir au studio ?

Andy : En réalité, c'est le premier album avec de nouvelles chansons. On avait sorti un album en 2005, avec de vieilles chansons qu'on avait réenregistrées. Je crois que le déclencheur a été de recommencer à jouer ensemble, alors que ça ne nous était pas arrivé depuis la fin des années 90. On y a pris beaucoup de plaisir, et on a décidé de recommencer à écrire de nouvelles chansons. Ç'a été un processus assez lent, parce qu'on a commencé à travailler, à avoir quelques titres de prêts, puis je suis allé produire l'album de quelqu'un d'autre. Quand on est revenu à l'album de Gang Of Four, on avait un peu perdu le fil. Alors, en 2009, on a décidé de ne pas bosser ailleurs et de se concentrer sur Gang Of Four, sinon on n'arriverait jamais à en finir.

Pouvez-vous m'en dire un peu plus sur la façon dont vous avez choisi les nouveaux musiciens du groupe?

Andy : Mark Keaney, le batteur, avait joué sur l'album Return The Gift et en live avec nous, donc c'était assez naturel pour lui de travailler sur ce disque-là. Et Thomas est un bassiste fantastique. Il joue de manière agressive, c'est ce qui nous convient. Il y a une certaine urgence dans ce qu'il fait, ce n'est jamais relâché, même quand la chanson est plus lente.
Jon : En tout, on a dû utiliser quelque chose comme neuf bassistes, c'est ça ? Et puis huit batteurs. Donc je crois que maintenant on sait à quoi s'attendre.

Le fait de changer de musiciens si souvent n'affecte pas vraiment votre musique. Vous voyez-vous en quelque sorte comme les directeurs artistiques de Gang Of Four?

Andy : Oui, c'est ça. Ça a toujours été notre projet à nous deux. Parce qu'on parlait entre nous de ce qu'on voulait faire, et qu'en revanche on n'avait pas ce type de conversation avec Dave ou Hugo. Alors que John et moi, on parle tous le temps, on a des idées assez similaires, semblables mais différentes, et c'est une bonne chose, ça crée quelque chose de plus intéressant.
Jon : Au tout début, quand on a enregistré Entertainment, notre manager Rob nous faisait beaucoup de commentaires, ça l'intéressait beaucoup à l'époque. Et puis, il y a le visuel, qui est très important et fait partie intégrante de chaque projet. D'un côté, on a la musique et l'instrumentation, et de l'autre on a... tout le reste. Je te montre un exemple [il déplie un grand poster rempli de dessins de presse] : ça, c'est quelque chose qui sera avec le prochain album, dans la pochette. Ça décrit l'histoire des quarante dernières années. Dans le coffret qui va sortir, il y aura aussi une série de livrets blancs, et l'un d'eux contiendra le CD lui-même. Un des livrets se dépliera pour donner ce grand poster, avec ces images qui sont un commentaire des quarante dernières années. Certaines sont assez drôles, d'autres plutôt sombres. Celle-ci concerne par exemple la torture au Tchad. Sur celle-là on voit un camp de la mort cambodgien. Il y en a une avec le naufrage du Belgrano, pendant la guerre des Malouines; c'est un bateau argentin qui a été torpillé par un sous-marin britannique; un crime. Et puis à part ça, il y a aussi un livre des odeurs...
Andy : Quand on l'ouvre, chaque page renferme une odeur, et en-dessous, il y a des mots qu'on peut déplacer, comme travail, sexe, voyage, guerre...
Jon : Et il y a aussi un livre des émotions, avec des images et des légendes qui peuvent être associées différemment. On joue avec l'idée que la signification d'une chose varie en fonction des mots auxquels on l'associe. Certaines légendes sont assez simples, parfois juste « mépris » ou « contenu », et on peut imaginer qu'elles apparaissent sous telle ou telle image, on joue avec cette idée d'étiquetage.

Donc, quand vous avez décidé d'intituler l'album Content, vous vouliez dire que vous offriez non seulement de la musique, mais aussi toutes ces choses annexes, ces livrets...

Jon : C'est un jeu de mots, puisqu'en anglais, « content » peut signifier « contenu », mais aussi « heureux ». Et puis, par rapport au contenu, on a eu l'impression que les musiciens aujourd'hui sont vus un peu comme des logiciels : ce sont des fournisseurs de contenu, de même qu'autrefois c'étaient des fournisseurs d'« entertainment ».
Andy : Quand une grosse entreprise a quelque chose à vendre, il lui faut la garniture entre deux tranches de publicités. La garniture, c'est le contenu : tout ce qui va amener à acheter plus.

Mais ce fait de fournir du contenu, justement, n'est-ce pas aussi une façon pour vous d'amener les consommateurs à acheter votre CD, dans son coffret, plutôt que de simplement télécharger la musique ?

Jon : Oui, évidemment! Et puis, personnellement, je tenais à la forme CD parce que le son est meilleur. Je déteste le son des mp3. Je veux bien faire avec dans un avion, pour tromper mon ennui, mais chez moi, je veux écouter quelque chose de bien équilibré. C'est une autre expérience d'écoute. Alors pour donner cette expérience d'écoute à un maximum de gens, on a essayé de faire le maximum pour que cette expérience en vaille la peine, avec tout ce qu'il y a autour de la musique.
Andy : Je crois aussi que depuis notre premier single, Damaged Goods, on parle beaucoup de la pochette. A l'époque, John avait trouvé cette photo d'une femme matador sous laquelle était écrit « Ole! La touche féminine de senorita X ». C'était à la fois drôle, et sexiste, terriblement méprisant envers les femmes. Et puis, là-dessus, on avait fait un concert à la Carlyle Art School, on était la tête d'affiche mais on n'avait pas choisi les premières parties. L'une d'elles était un comique du nord de l'Angleterre qui n'arrêtait pas de faire des blagues racistes, sexistes et homophobes. Et juste avant lui, il y avait eu une strip-teaseuse. Et on s'est retrouvés à siffler le comique...
Jon : Tu as même crié « Va te faire foutre, Adolf » !
Andy : Je n'ai jamais dit ça.
Jon : Je crois bien que si.
Andy : Je n'aurais rien dit d'aussi subtil. Mais donc après, le comique vient nous voir en nous demandant de nous expliquer. Et la strip-teaseuse de nous dire: « Je gagne plus d'argent avec ce job que si je travaillais dans un bureau. On est tous dans l'industrie de l'entertainment ». Finalement, on a discuté avec eux deux. Et puis quand on est retournés à la pochette de notre disque, avec la senorita en train de tuer le taureau, on a rajouté un phylactère où elle dit « Je ne veux pas te tuer, mais tu vois, on est tous dans l'industrie de l'entertainment, et je gagne plus avec ce job que si je travaillais dans un bureau ». Et le taureau a une bulle qui dit « Mais à un certain moment, il faut endosser la responsabilité de ses actions ». Finalement ce n'est pas cette version-là de la pochette qu'on a gardé, mais l'idée c'est que le contexte autour de la musique est très important, ce n'est pas juste une extension, ça continue d'explorer les idées qu'on expose dans les chansons. Ensuite, avec Entertainment, on a poussé cette idée plus loin, en soignant tous les aspects de la pochette, en créant des combinaisons d'images, un contexte. Et donc, pour ce nouveau disque, on s'est dit que puisqu'il s'appelait Content, on allait faire un coffret avec du contenu.
Jon : Content fait partie de ces mots qui sont devenus très vite des marronniers. Il y a seulement trois ans, on n'utilisait pas « contenu » pour décrire de la musique, de l'art, des programmes de télévision ou du film. Et ça s'est répandu très vite. Encore une fois, on peut aussi entendre le mot comme « content », en tant qu'opposé à « mécontent ». « Contenu » fait maintenant partie de l'univers créatif. Or moi je n'ai pas envie d'être un logiciel, d'être du contenu, quelque chose qu'on peut balancer pour vendre plus de téléphones ou de produits Apple.

Vous avez toujours été assez engagés politiquement. Dans vos nouvelles chansons, faites-vous référence à des phénomènes politiques qui vous semblent importants ?

Jon : Dans une chanson, Do As I Say, l'histoire se passe pendant l'Inquisition, mais c'est clairement sur la torture, l'oppression, d'un point de vue comique. Mais ça ne résonne pas autant que Ether, sur le premier album, qui traitait explicitement de l'Irlande du Nord et la torture. Do As I Say, finalement, parle de Guantanamo. Mais bon, on ne va pas dire, la torture c'est mal, il faut arrêter, ce serait assez ennuyeux.

Vous ne vous voyez pas comme des « protest singers » ?

Jon : Nous ne sommes pas des chanteurs contestataires, même si c'est clairement de la chanson contestataire que l'on vient. Mais on n'a jamais écrit de chansons comme, je ne sais pas, Blowing In The Wind par exemple. Andy : On ne s'est jamais considérés comme ayant un rôle de journalistes. On n'essaie pas de promouvoir une position politique en particulier, on n'est pas toujours en train d'agiter le drapeau rouge. Je crois que, presque par défaut, le fait même de décrire le monde tel qu'on le voit peut être politique.
Jon : Presque systématiquement, si on décrit les choses comme elle sont, on finit par se dire que ça ne tourne pas rond du tout.
Andy : Actuellement, dès qu'on ne souscrit pas au mythe moderne, on devient subversif. Dès que l'on dit que cette version mythifiée n'est pas tout à fait juste, et que la vérité ce serait plutôt comme ça, on se fait taxer de radical, de subversif.
Jon : On a été très influencés par le féminisme et cette idée que les rôles que l'on joue sont construits. On essaie, dans nos chansons, de montrer l'absence de naturel. Sur le nouvel album, avec la chanson A Fruitfly In The Beehive, on se demande ce qu'il se passerait si on ne jouait pas un rôle parfait en exécutant parfaitement une tâche, dans une société parfaite... comme l'est la société des abeilles. Qu'est-ce qui se passerait si je levais la main et disais non ? Je deviens automatiquement subversif en cessant d'approuver.
Andy : Cette idée nous travaille depuis les années 70s et elle vient en partie du féminisme : l'idée que tout est justifié et expliqué par la référence au naturel. Il est « naturel » pour les femmes de rester au foyer, d'engendrer des bébés et de faire la cuisine. Alors que c'est une construction humaine, masculine, quelque chose d'idéologique. Et si on commence à dire des choses pareilles, on est subversif.
Jon : On a eu deux singles censurés en Angleterre, At Home He Is Like A Tourist et I Love A Man In Uniform...
Andy : Cela met en avant la BBC en tant que bras du gouvernement, au sens où la BBC s'auto-censure, en sachant très bien ce dont elle ne devrait pas parler. On se moquait de la Pravda en URSS, mais dans les années 70s et au début des années 80s, la BBC faisait quelque chose d'assez semblable dans la façon dont elle couvrait le conflit irlandais. L'échelle n'est pas la même, mais la démarche est similaire.

Musicalement parlant, de nombreux groupes se réclament de votre influence : Bloc Party, The Rapture, Franz Ferdinand... Mais ils n'ont pas du tout le même discours, politisé, que vous pouvez tenir, ni le même engagement...

Andy : Gang Of Four, c'est pour moitié un son, une sensation, et pour moitié ces idées donc nous parlons. C'est très facile de se dire que tel son est cool et de le copier. Mais tout l'aspect verbal, les paroles, le message, c'est quelque chose qui nous est assez personnel, et qui est donc plus difficile à copier.
Jon : Il y a beaucoup d'imitations de Jimi Hendrix, des gens qui imitent sa façon de jouer, sans être jamais aussi bons bien sûr. Et il y a beaucoup d'imitations de la façon dont Andy joue de la guitare. Mais si on prend Bob Dylan, il y a beaucoup de copies de Bob Dylan aujourd'hui, mais personne ne peut imiter ce qu'il fut, cette voix, cette attitude, distant, intellectuel, malin, drôle, idiot... tout ça en une seule chanson.

Ne trouvez-vous pas étrange qu'aujourd'hui, alors que l'on traverse une crise économique et des problèmes politiques, il ne se trouve personne, dans la jeune génération des singer-songwriters, pour parler de l'Irak ou de la récession ?

Jon : Oui, je ne comprends pas.
Andy : Peut-être que la semaine prochaine on va voir émerger quelqu'un de terriblement intéressant et d'incisif, mais oui, pour l'instant, c'est étrange...
Jon : Prenons la musique de Laura Marling, par exemple; c'est très bien, mais elle ne fait que copier Joni Mitchell. Elle le fait bien, j'aime sa voix, mais il n'y a rien dans quoi mordre. C'est surprenant, et on en discute beaucoup, parce que quand on était gosses, le Vietnam était dans toutes les têtes. Aujourd'hui on est comme dans un silence d'après-guerre, comme après la guerre civile en Espagne, personne n'a pu en parler là-bas pendant un demi-siècle...

Pour la pochette de la compilation A Brief History Of The 20th Century, vous aviez choisi de montrer deux pièces de monnaie française, l'une avec la mention « Liberté, égalité, fraternité », l'autre datant du régime de Vichy, et ce précisément à une époque où il était encore relativement difficile de parler de Vichy en France.

Andy : A l'époque, on a beaucoup réfléchi à la pochette, on avait ce titre assez ironique pour l'album et on cherchait une image qui résume bien la dynamique du 20ème siècle, ce combat entre les idées progressives et les idées régressives.
Jon : C'est intéressant de remarquer que le slogan de Vichy, « Travail, famille, patrie », était en quelque sorte le slogan de David Cameron, et de tous les candidats de droite dans le monde; c'est clairement le slogan du Tea Party aux Etats-Unis.
Andy : Et il paraît que David Cameron est un fan de Gang Of Four, il a dit qu'il avait Entertainment sur son iPod.
Jon : On est un peu choqués... Mais pour en revenir à la pochette de A Brief History Of The 20th Century, il faut voir ça indépendamment de l'histoire française, parce que c'est une expérience vécue par la plupart des pays d'Europe, exception faite de l'Angleterre.
Andy : Et c'est quelque chose de spécifique aux pièces, le fait qu'elles circulent en emportant avec elles toute cette idéologie.

Vous parlez beaucoup d'histoire : ce poster où vous voulez résumer l'histoire récente, le titre A Brief History Of The 20th Century... Pouvez-vous développer ?

Jon : Il y a une quinzaine d'année, un universitaire américain, Francis Fukuyama, a déclaré dans son livre La fin de l'Histoire que l'on était arrivé à un état d'accord général dans le monde, sur le fait qu'il n'y avait qu'un seul modèle économique possible. A l'époque on pensait aussi que des pays qui avaient tous des McDonalds ne se feraient pas la guerre; que le modèle américain de libre entreprise allait aboutir au bonheur général. Évidemment, ce n'est pas le cas. Donc, pour le poster, on a choisi toute une série de sujets. Par exemple, en France, le président remet une médaille aux mères de famille nombreuses, c'est une loi de 1922, donc là on retrouve une image avec Nicolas Sarkozy donnant une médaille à une mère de huit enfants... Une loi très étrange.

Prévoyez-vous une tournée?

John : Oui, on sera à Paris en mars. D'abord l'Amérique, en février, puis l'Australie et l'Europe. On aime beaucoup la France, sauf le café qui y devient dégueulasse !