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Steven Wilson

Interview publiée par Laetitia Mavrel le 24 janvier 2021

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Artiste protéiforme tout au long de sa carrière solo comme avec Porcupine Tree, Steven Wilson revient avec un nouvel album, The Future Bites, aux tonalités électroniques et au message plutôt cynique sur notre monde actuel, trouvant un triste écho du fait de la crise sanitaire. Hyperactif et très généreux lors de l'interview, Steven nous livre un regard acéré mais juste sur ce qu'est être musicien en 2021.

Steven, comment se passe cette fin 2020 par chez toi ?

C'est une année étrange. Beaucoup de nouvelles choses. Je me suis marié l'an passé, j'ai hérité de deux petites filles, j'ai donc apprécié de passer plus de temps avec ma famille tout en étant très occupé à travailler. J'ai aimé trouver d'autres façons d'utiliser mon temps, mais maintenant je suis prêt à ce que ça se termine ! (rires)

The Future Bites est déjà ton sixième album solo. Je t'avoue que je ne connaissais pas ton travail avant de t'avoir découvert chez Tim Burgess sur Twitter (ndlr : les Listening Parties depuis mars dernier)... J'ai trouvé dans cet album une pop très raffinée et inventive, des paroles introspectives et un large panel d'arrangements dans la production. C'est très diversifié et cohérent. Cette description de la part d'une oreille neuve te convient-elle ?

Ce que tu viens de décrire est en un sens mon manifeste. Je vois cet album comme un film. J'imagine chaque chanson comme des scènes qui portent chacune des émotions différentes. J'ai grandi avec l'idée qu'on peut faire l'analogie avec la littérature et le cinéma. Mon père me faisait écouter The Dark Side Of The Moon, parfait exemple d'une narration construite comme un puzzle et qu'on écoute comme on regarde un film. Je pense que la musique pop peut être l'incarnation d'idées ambitieuses et profondes.

Y'a t-il un fil conducteur dans l'album ?

Je n'ai pas eu la volonté de raconter une histoire particulière, chaque chanson ayant sa propre personnalité et musicalité. Ici, le fil conducteur est ma propre personnalité que j'ai distillée tout du long. Je fais de la musique depuis vingt-cinq ans, j'étais inquiet au début de faire de la redite mais j'ai réalisé que ma personnalité s'exprimait quoi que je fasse. Souvent je pense avoir carrément innové mais mes proches me disent « ça sonne comme toi ». C'est en même temps emmerdant et rassurant car ça confirme mes capacités !

C'est intéressant que tu penses cela car en lisant les réactions de tes fans sur les réseaux sociaux à propos de tes deux singles (ndlr : King Ghost et Eminent Sleaze, teasés fin octobre et novembre), certains désapprouvent cette nouvelle direction, souhaitent retrouver les ingrédients qui ont fait ton succès précédemment. Comment réagis-tu à ce genre de remarques ?

En fait, je n'y réagis pas. C'est tout de même quelque chose que je dois accepter si je veux continuer à évoluer. Je comprends que tout mon public ne sera pas prêt à se lancer dans ce voyage. C'est d'ailleurs quelque chose que j'admire chez les grands artistes : conduire sa carrière de la façon la plus honnête sans vouloir absolument répondre aux attentes. Comme David Bowie, Kate Bush, Prince,ou même les Beatles, ceux qui se réinventent constamment. C'est beaucoup plus difficile aujourd'hui qu'à leur époque car nous avons les feedbacks instantanément, des milliers de personnes qui te disent ce que tu dois faire ou pas... On me reproche de briser ma fanbase, on veut que je sois plus rock progressif, que je revienne à un son plus métal comme avec Porcupine Tree, et bien sûr rien de tout cela n'est présent dans ce nouveau disque. J'aime ta définition de "pop raffinée" bien que le terme "pop" ne plaise pas à tout le monde !

Oui, il y a un débat sur ce que signifie « musique pop ». Personnellement je l'interprète comme accessible et qui touche les gens, pas forcément comme futile ou mainstream...

Moi non plus. Les Beatles et Pink Floyd ont fait de la musique pop car elle a atteint les masses. Certains de mes fans pensent que la pop est répulsive, lorsqu'ils m'entendent jouer une musique plus accessible ils réagissent de façon négative. Mais ici, personne n'a tort. C'est juste que ça ne leur correspond pas à ce moment là. Le souci est que les gens s'attachent de façon très excessive aux musiciens, comme s'ils leurs prêtaient allégeance. Mais moi, j'ai évolué. Je suis habitué à ces réactions mais ça n‘est jamais facile à entendre.

S'agissant de cette tonalité plus électronique dans The Future Bites, tu as travaillé avec David Kosten (ndlr : comme musicien et producteur) qui est associé à une multitude d'artistes comme Bat For Lashes, Everything Everything ou The Flaming Lips. Quel rôle a-t-il tenu dans cette nouvelle sonorité ? Qui a influencé qui ?

Je connais David depuis vingt-cinq ans maintenant. On a commencé à bosser en même temps, à l'époque on écrivait des musiques pour des publicités et on a écouté les mêmes groupes comme The Cure et Cocteau Twins. J'ai suivi sa carrière et adoré ses collaborations. Sa pratique de la musique est littéraire, on entend comme une histoire dans ce qu'il produit. Il a toujours sonné contemporain sans verser dans la nostalgie. Et c'est ce type de disque que je voulais faire. Il m'a fait écouter beaucoup de trucs comme Billie Ellish. Pas pour que je copie, mais pour me rendre compte de ce qui se fait maintenant.

Je confirme que ce disque ne donne pas l'impression d'avoir à faire à un artiste avec vingt-cinq ans de carrière derrière lui...

J'ai l'impression de renaître. C'est étrange de dire ça à mon âge mais de nombreux artistes que j'adore ont produit leurs disques les plus marquants dans leur vingtaine, comme Elton John ou Led Zeppelin. Moi, j'ai cinquante-trois ans et c'est maintenant que je ressens cette impression de faire des disques qui me ressemblent. Garder une fraicheur dans sa conception de la musique est quelque chose que je ne surestime pas.

A propos de tes vidéo clips, le visuel est particulièrement soigné et le film d'animation créé par Jesse Cope colle parfaitement à la musique. Quelle part prend tu dans la construction de ton imagerie ?

Dans le cas de Jesse avec King Ghost, je l'ai laissé me suggérer sa vision car je n'avais qu'une idée très vague. Ce qui est généralement le cas quand je compose mes morceaux, j'ai toujours une petite image en tête alors j'essaye de la communiquer à ceux qui s'en chargent. Jesse avait sa propre interprétation et c'est intéressant de se voir proposer des choses auxquelles on ne pense absolument pas. Le film d'animation est très vif, coloré et c'est entièrement son travail.

Tu aimes jouer dans tes vidéo clips ?

Dans Eminent Sleaze, j'ai le rôle du PDG de la Future Bites Corporation, un mix de Jeff Bezos et Elon Musk, ces personnes qui ont un rôle majeur dans nos vies, bien plus que les politiciens ! Je joue un de ces mecs qui dirigent des entreprises si puissantes qu'elles en déclenchent l'effondrement du monde. Le principe de la surconsommation devient si dominant que l'humanité en vient à disparaître car n'a plus assez d'argent pour s'acheter de la nourriture. C'est un concept très dystopien mais pas complètement absurde. J'ai trouvé cela très amusant à jouer même si je ne suis pas un acteur à proprement dit.

C'est une transition parfaite vers le titre Personal Shopper qui porte un regard très cynique sur la surconsommation. Et cela m'amène à la vente de ce coffret Ultra Deluxe qui n'existe qu'en un seul exemplaire, garni d'incroyables raretés et d'un enregistrement unique au prix de 10 000£. C'est également très malin car la totalité du montant sera reversé à un fonds qui vient en aide aux salles de concerts. Penses-tu que les fans comprendront la subtilité de ce « coup marketing » ?

Quelle que soit la manière dont tu t'exprimes il y aura toujours une partie des gens qui ne verront pas l'ironie, certains seront offensés et d'autres croiront que je les arnaque. C'est un pied de nez au consumérisme et à l'élitisme que l'on trouve dans le business du marketing musical. C'est un peu comme a fait Marcel Duchamp il y a cent ans en introduisant des objets communs dans les galeries et en les qualifiant d'art. Ce qui nous mène à surconsommer est de nous faire désirer un produit sans se soucier de son utilité. Acheter des éditions spéciales limitées est amusant mais c'est insidieux et cynique car les entreprises abusent du principe.J'ai voulu me moquer de cette tendance avec cette box, créer le débat et surtout récolter de l'argent pour l'œuvre caritative.

Elle est vendue ?

(rires) Nous avons deux propositions d'achat. J'avais peur que personne ne l'achète mais il semble que certains de mes fans n'aient pas de problème d'argent et comme tout va aller en faveur de l'association, je suis ravi !(ndlr : le coffret a bien été vendu le jour même de sa mise en vente)

Tu es très présent pour tes fans sur internet. Des podcasts, des sessions live et beaucoup de posts sur les réseaux sociaux. En quoi est-ce si important de rester connecté avec ton public, le sachant déjà nombreux et loyal depuis toute ces années ?

C'est un peu ambivalent pour moi car pendant des années j'ai refusé de livrer quoi que ce soit sur ma vie privée. Prends l'exemple de Radiohead... Ils ont délibérément gardé leurs distances avec leurs fans. Mais est-il possible d'agir ainsi quand tout le monde attend plus d'engagement de ta part sur internet ? J'ai donc appris à me rendre plus accessible. Il y a évidemment une frontière que je ne franchirai jamais par rapport à ma vie privée. Je me souviens de ce qu'a dit le président de Spotify sur les artistes qui devraient constamment fournir des nouvelles chansons et oublier le principe d'album. Malheureusement je pense qu'il a raison d'une certaine façon. Il y a tellement de choix, des dizaines de milliers de titres tous les jours, comment perdurer... Rester présent auprès de son public en fournissant du contenu est primordial mais le risque est aussi de lasser. Je pense que c'est cette présence qui manque à la scène rock par rapport aux musiques plus urbaines, qui sont dominantes. A titre d'exemple mes filles de sept et neuf ans ne connaissent que des chansons, pas les musiciens. Aujourd'hui une chanson est populaire une journée au travers de TikTok et puis plus rien...

Mais tu es sur TikTok !

(rires) Je n'ai pas eu le choix si je souhaite attirer un public plus jeune, aussi futile que cela puisse paraître. Et c'est aussi la ligne à ne pas franchir : dévaloriser son propre travail. On ne peut pas lutter contre ça aujourd'hui c'est un fait !

En attendant de te retrouver sur scène, dis nous quels sont les meilleurs concerts auxquels tu as assisté ?

Prince en 2008 ! Je l'ai vu plusieurs fois mais ses derniers concerts étaient grandioses. C'est pour moi le plus grand artiste pop. C'était un incroyable compositeur, chanteur, guitariste, pianiste, danseur... Une icône de la mode, un vrai génie. Puis je dirais un groupe français de la fin des années 70, Magma. Les concerts les plus intenses que j'ai vus. Leurs fringues étaient démentes. Ils jouent toujours et le leader Christian doit avoir soixante-dix ans maintenant.