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Sinead O'Brien

Interview publiée par Jean-Christophe Gé le 13 juin 2022

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A quelques jours de la sortie de son premier album, la chanteuse Irlandaise Sinead O'Brien nous reçoit à sa table de travail, que j’imagine couverte de cahiers qu’elle remplit régulièrement de textes... et d’un laptop pour notre conversation sur Zoom.

Toutes les chansons de l'album sont nouvelles, tu n'as rien gardé de tes précédents EPs, pourquoi cela ?

Je crois qu'il est trop tôt pour faire une compilation Greatest Hits (rires). Je voulais aussi saisir la chance de travailler sur un album et de voir quand le processus débuterait. Quand j'ai écrit Girlkind, j'ai senti que le moment était venu d'écrire un album. Je ne voulais pas prendre d'anciens titres, ils correspondent à d'autres moments et sont bien là où ils sont. Cela me semblait bien de garder des morceaux écrits dans un laps de temps défini, ils font tous partie de la même histoire. Chaque album sera probablement différent, ça m'a paru assez naturel de procéder ainsi.

Et quelle est l'histoire pour cet album ?

Je le vois comme un livre, mais de manière abstraite car il est très dur de lui donner un thème. Je crois qu'un premier album est comme un manifeste qui vous représente de manière bien plus forte que n'importe lequel des singles ou EPs qui ont précédé. Il y a beaucoup de choses personnelles dedans : l'Irlande, les paysages, les villes où j'ai grandi, Londres où j'habite aujourd'hui, mes voyages... Beaucoup de choses sur mon identité. J'étais designeuse (ndlr : dans la mode chez Vivienne Westwood) et j'ai changé de vie pour me consacrer complètement à la musique, j'écris même sur l'écriture ! Il y a beaucoup de choses sur l'album et je continue à apprendre. Au début, c'était quelque chose de très privé entre les musiciens, le producteur et moi. Mais à mesure que les chansons sont diffusées, il m'échappe de plus en plus alors que les gens m'en donnent leur propre interprétation. C'est super de le voir prendre vie.

J'aime bien cette idée de manifeste pour un premier album. Si tu penses à d'autres artistes, quels sont les manifestes qui se dégagent ?

Je pense que c'est une croyance profonde. Un peu comme si tu crées une société ou si tu as un enfant, ça devient une priorité, même s'il y a d'autres choses dans ta vie et que les gens autour de toi sont importants. C'est essentiel car il y a tellement d'obstacles à faire carrière dans la musique... J'ai dû le protéger à tout prix. Quand j‘avais encore mon boulot de designeuse, j'utilisais tous mes jours de congés pour enregistrer. Maintenant je peux y consacrer tout mon temps, l'engagement pour ta croyance ou ton manifeste doit être total.

J'avais l'impression inverse, que ta carrière musicale était arrivée naturellement presque par accident quand tu t'es présentée à un open mic avec des amis. Tu avais lu tes textes, et la musique est venue après, puis les tournées...

Oui, c'est arrivé très naturellement. Ce que je veux dire, c'est que c'est un type de carrière peu conventionnel, qui ne va pas être recommandé aux jeunes, tu as besoin d'avoir un partenaire qui accepte ce style de vie, les tournées... C'est un engagement énorme de se consacrer à la musique. J'ai eu de la chance. Quand j'avais mon job, il fallait que je consacre chaque instant de disponibilité à la musique pour que ce soit plus qu'un hobby.

Tes paroles sont très énigmatiques pour moi, comme si tu te cachais derrière la poésie. Quelles clés peux-tu nous donner pour mieux les comprendre ?

Je ne dirais pas que je me cache, il y a beaucoup de paroles très directes et explicites comme sur There Are Good Times Coming. A l'inverse, sur Girlkind, quand je parle d'un faon, c'est de moi et d'une autre personne dont je parle en fait. Utiliser des images est le bon moyen d'exprimer ce que je pense, c'est un peu comme la différence entre avoir une conversation et imaginer un univers riche pour raconter une histoire. Je dois faire attention parce que je m'imprègne de tout ce que je vois ou que je regarde, et cela peut se retrouver dans ce que j'écris le matin. Regarder une série, c'est terrible pour moi parce que l'effet de répétition restreint mon univers. Une approche plus abstraite demande plus d'effort de l'auditeur, mais ça rend aussi l'expérience plus intéressante et engageante.

Si on prend le titre de l'album, Time Bend And Break The Bower, qui est la dernière phrase de Multitudes, que veux-tu vraiment exprimer par là ?

Je ne peux pas te dire exactement ce que ça veut dire. Pour moi, c'est sur le temps qui passe, et il y a une métrique précise dans la construction de la phrase « time / bend / and / break / the / bo / wer » (ndlr : elle énonce la phrase en marquant le rythme avec ses mains). Ça me rappelle la poésie chinoise parce que tu peux lire les phrases dans différents ordres. Le temps passe, la nature évolue, et quelque chose se produit. C'est abstrait, mais c'est la manière dont je vois la nature, très résiliente, survivant aux difficultés. La nature est à la fois forte, délicate et sublime. C'est une manière de l'interpréter. Dans Multitudes il y a aussi cette autre phrase, « promise not to stretch the hours » (ndlr : promets de ne pas étendre les heures) : parfois, quand tu sens le temps passer, tu as l'impression d'être trompé, que le temps passe trop vite ou trop lentement. C'est un commentaire sur ta propre expérience du temps. J'aime ce côté étrange et très factuel. Quand David Byrne dit « There is water at the bottom of the ocean » (ndlr : sur Once In A Lifetime des Talking Heads), c'est factuel et banal. Et, pourtant, c'est intriguant.

Qu'est-ce qui vient en premier, la musique ou les textes ?

Les paroles viennent toujours en premier. Ce n'est pas facile, mais le processus est bien chorégraphié. Ça a toujours été comme ça, j'ai des cahiers pour tout (ndlr : elle me les montre un à un sur la caméra) : pour la poésie, pour mon journal... J'en ai des dizaines de commencés sur tous les sujets. Tous les poèmes ne finissent pas en chanson, certains sont plus de l'ordre du journal, d'autres juste des lignes sans suite. J'ai même une sorte de dictionnaire que je me suis créé avec les nouveaux mots que je découvre dans mes lectures. Quand je regarde mes cahiers, je cherche les couplets qui iraient bien ensemble, comment ils se marieraient avec la musique, lesquels voudraient être répétés... Après, je retrouve Julian et Oscar qui écrivent la musique. Je ne leur donne jamais les paroles, juste des indications sur l'ambiance ou le rythme. Parfois je leur donne une démo que j'ai faite. Ensuite je commence à lire les paroles par-dessus leur improvisation, c'est d'abord très parlé et je commence à expérimenter avec différentes intonations et accentuations. Julian est très intuitif, il va faire évoluer la mélodie à mesure que le chant se construit. Comme je garde les paroles pour moi jusqu'au dernier moment, les musiciens ont beaucoup de liberté et peuvent être spontanés.

Quelle est la contribution de Dan Carey avec qui tu as enregistré l'album ?

Dan est très impliqué. Nous allons au studio avec les chansons déjà écrites, mais nous continuons à ajouter des instruments et à faire évoluer les arrangements, notamment avec sa collection de synthés analogiques. Le matin, quand nous arrivions, Dan réécoutait ce que nous avions fait la veille, et à sa tête nous savions s'il était content du résultat. Il sait créer la bonne ambiance pour que chacun se sente complètement libre et que tout le monde puisse s'exprimer ou faire des suggestions. C'est assez unique, il est très collaboratif et nous apprend tellement... Il peut passer des journées juste à répondre à nos questions. Dan est essentiel, sans lui l'album aurait été différent. Ça fait plusieurs années que je travaille avec lui et je le trouve toujours aussi aventureux, il n'a aucune limite. C'est un preneur de risques.

A t'écouter, tout semble si facile. Sur l'album, quelle a été la chanson la plus facile à écrire, et la plus difficile ?

Girlkind était assez bizarre. C'est la première que nous ayons écrite pour l'album, mais elle a très vite eu beaucoup de personnalité et nous avons eu du mal à la réaliser. Ça a été très dur, je ne sais pas pourquoi parce que les paroles sont venues très rapidement, en quatre ou cinq heures. C'est un peu comme un poème épique, je voulais qu'elle soit longue. The Rarest Kind est la dernière que nous ayons écrite, nous l'avons terminée la semaine avant de rentrer en studio. Ça a été très facile, les paroles sont lourdes, mais l'arrangement est très léger, assez différent du reste de l'album avec des lueurs d'espoir. Dan nous a enregistrés en train de la répéter, à la fin j'ai pleuré, Julian n'en était pas loin, et ma voix s'est cassée. C'est la version que nous avons gardée. J'adore quand quelque chose comme ça arrive et que nous arrivons à le capturer.

Kid Stuff a été remixé par Paul Banks d'Interpol. Comment ça s'est passé ?

C'était cool. J'ai toujours beaucoup aimé Interpol et j'ai une liste de personnes à qui je voudrais demander un remix. Mais souvent quand on pense remix, on pense dancefloor, et ce n'est même pas la signification de remix. Littéralement, c'est avoir quelqu'un d'autre faire un nouveau mix d'un projet. Je ne connais pas Paul personnellement, mais j'aime son l'univers de ses chansons et j'étais sûr qu'il aurait un point de vue intéressant. Il a été très sympa, ça l'a tout de suite intéressé, et il m'a renvoyé le remix très rapidement. J'ai pu lui donner un feedback et ça a été une bonne collaboration. Julian et Oscar l'ont trouvé très intéressant aussi. C'est super quand quelqu'un prend ta matière et la transforme pour toi, de voir comment un autre esprit fini ton travail.

Quittons les studios, parle nous des concerts...

C'est ce que je préfère ! C'est formidable d'avoir des phases différentes en musique, tu peux être privée, puis publique. Je suis introvertie, mais j'aime cette connexion avec les gens. En ce moment j'ai très envie de donner des concerts. Après quatre jours chez moi, je ne tiens plus. Jouer en concert est incroyable, c'est une prise de risques. Quelque fois le son n'est pas là pour toi et il faut quand même y aller et surmonter cela. J'apprends énormément en jouant live, selon les salles, les pays, les attentes du public... C'est très satisfaisant de voir les réactions des gens évoluer pendant un concert. Ça fait partie de l'expérience du disque, l'écouter chez soi, mais aussi le découvrir sur scène.

Je t'ai vue en première partie d'IDLES, tu vas ouvrir pour Belle And Sebastian en Grande-Bretagne et tu joues avec Duran Duran à Dublin. Ce sont des artistes très différents. Adaptes-tu ton set à ces différents publics ?

(rires) Non, je n'adapte pas notre set au groupe que nous accompagnons mais à la salle. En festival, je ne vais pas faire un set acoustique, je joue les chansons plus dynamiques. A la Brixton Academy (ndlr : avec IDLES), je voulais faire un set court pour avoir un impact immédiat, quelque chose de net. En première partie, je ne veux surtout pas m'étendre, et donner une impression honnête de ce que je fais dans un temps limité. C'est super de pouvoir jouer avec des artistes aussi différents. J'ai de la chance.

J'ai une dernière question pour toi. Est-ce que tes textes peuvent vivre sans musique ?

Oui, tout à fait. Dans mes cahiers pour commencer. Et ce ne sont pas les mêmes textes. Je ne me vois pas lire les textes de l'album par exemple, c'est un projet musical. Pour le vinyle, j'ai beaucoup travaillé sur un livret qui documente la conception de l'album avec les paroles et des photos. Ce n'est pas un recueil de poésie, c'est le livret de l'album. J'ai aussi toute une collection de poèmes que j'écris depuis des années, j'aimerais bien un jour en faire quelque chose qui ne soit pas musical.