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Tindersticks

Interview publiée par Emmanuel Stranadica le 9 septembre 2024

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Chaque rencontre avec Stuart Staples est remplie d'émotions mais aussi de rires. En effet, aussi réservé qu'il puisse paraître sur scène, le leader des Tindersticks est quelqu'un de bavard et de drôle dans la vie de tous les jours. A l'occasion de la sortie de Soft Tissue, quatorzième album du groupe, nous avons eu la chance de nous entretenir avec lui et de discuter de ce nouveau disque, mais aussi de calypso, de jurons et de Robert Smith. Retour sur cette rencontre.

Comment avez-vous travaillé après la sortie de Past Imperfect : The Best Of Tindersticks '92-'21 ? Suite à cette célébration, cela a-t-il changé quelque chose pour le groupe dans votre manière d'écrire et de jouer ensemble ?

Tu étais présent à la célébration des films de Claire Denis à la Philharmonie de Paris, n'est-ce pas ? Je pense que, tout comme pour la tournée anniversaire de la compilation, tout ce que nous entreprenons en ce moment exige beaucoup de nous, mais nous apporte finalement de grandes satisfactions. Depuis la pandémie, nous avons été privés de la possibilité de nous retrouver et de nous divertir ensemble. Lors d'une semaine de tournée en Espagne, nous avons décidé de réserver un studio sur place, sans équipement particulier, simplement pour profiter du moment. Nous nous sommes dit : ne faisons pas un album, mais prenons du plaisir ensemble dans une salle de répétition. Et c'est exactement ce que nous avons fait. Le temps passé ensemble a été formidable, et, par chance, le studio s'est révélé excellent. Les résultats ont été exceptionnels. Nous avons ensuite passé une semaine au studio Conny Plank, stimulés par de nombreuses idées, mais sans l'intention précise de créer un album. Et pourtant, nous sommes revenus avec les bases d'un disque. Maintenant qu'il est terminé, c'est une véritable source de plaisir et de joie pour nous. C'est un peu comme un ingrédient secret qui mérite d'être savouré.

Soft Tissue a une ambiance beaucoup plus groovy que vos albums précédents. Cela rappelle un peu Simple Pleasure ou, dans une certaine mesure, The Something Rain. Était-ce un choix délibéré, ou plutôt une évolution naturelle, voire cyclique, dans votre processus créatif ?

Pour Simple Pleasure, nous nous étions dit "Il faut que nous fassions un disque de soul". Tu vois ce que je veux dire ? C'était une démarche très, très consciente, tant dans l'écriture que dans la manière dont nous l'avons abordée. Nous cherchions vraiment à atteindre cet objectif. Au final, c'étaient six Blancs qui essayaient de se libérer (rires). J'aime bien cette idée, car cela a suscité de l'attention. Mais, pour être honnête, nous n'avons jamais vraiment réussi à atteindre ce que nous avions en tête. Pour ce nouvel album, c'est différent. Je pense que tout a commencé lorsque j'ai écrit New World et que je l'ai fait écouter à Earl Harvin et aux autres membres du groupe. C'était juste une idée que j'avais, et c'est ma propre interprétation. Ensuite, le groupe a eu la liberté de l'ajuster, de la transformer. Je n'ai pas imposé que ce soit une chanson soul. Ils ont trouvé ce rythme, et c'est ainsi qu'ils l'ont interprétée. Il n'y a pas eu d'autre discussion que "J'aime ce son. Tout le monde aime ce son". Nous avons juste suivi cette direction, et je pense que c'est comme ça que l'album s'est fait. Il n'y avait pas de dogme, pas de tentative d'être quelque chose de particulier. À ce moment-là, nous ne pensions même pas que nous allions faire un disque.

Falling, The Light a été la première chanson que vous avez publiée, et vous avez même offert son téléchargement aux abonnés de votre site officiel. Quelle était l'idée derrière cette démarche ? Était-ce pour faire découvrir la musique des Tindersticks à un nouveau public ou pour marquer votre retour en offrant ce morceau en cadeau ?

Je pense que les maisons de disques ont toujours des idées précises, comme décider quel sera le premier extrait et comment le sortir. L'album venait juste d'être terminé, et je voulais simplement que les gens puissent entendre quelque chose rapidement. Nous nous sommes donc dit : pourquoi ne pas offrir un morceau gratuitement via notre site web ? Notre maison de disque a accepté l'idée. C'est ainsi que ce projet est né. Je pense que si tu es suffisamment reconnu et que tu n'as pas vraiment besoin d'une campagne de promotion, tu peux simplement dire "Hé, voici mon album !" et passer à autre chose. Mais je suis très, très heureux d'avoir le soutien de City Slang. C'est important. Oui, vraiment, je suis très reconnaissant de les avoir à nos côtés.

Sur Don't Walk, Run, il y a ce son de batterie très sec, presque brut, qui semble très direct. Comment avez-vous trouvé ce son qui diffère de l'identité sonore habituelle des Tindersticks ?

J'enregistre toujours la batterie de la même manière, en utilisant les mêmes microphones et les mêmes positions depuis probablement Can Our Love.... J'ai vraiment trouvé ce qui me plaisait. Mais il y a quelque chose de spécial dans Don't Walk, Run. C'est un microphone en particulier qui a capté un moment incroyable (rires). Il a juste saisi Earl Harvin et Dan McKinna en train de faire ce qu'ils savent faire, juste pour s'amuser et être eux-mêmes. Nous étions tous comme "Wow ! C'est vraiment quelque chose !". Ils ont en fait passé tellement de temps à travailler sur les rythmes de cet album... C'est comme si, après l'enregistrement, nous les ramenions en studio pour expérimenter différentes manières de traiter le rythme. Par exemple, lorsque nous avons enregistré Always A Stranger, la première chose que j'ai faite a été de retourner en studio pour en faire une version dub, parce que j'avais besoin d'explorer comment déconstruire cette piste tout en conservant son élan. La basse et la batterie sont fantastiques, mais ce qui est encore plus intéressant, c'est la manière dont elles sont traitées et comprises après l'enregistrement. C'est simplement de la création. Tu es fan de The Cure, n'est-ce pas ? Ce que je veux dire, c'est que c'est un peu comme la moitié de ce qu'est Robert Smith. Ce n'est pas seulement l'écriture, mais aussi la façon dont il perçoit les choses, autant sur le plan sonore que dans sa composition. Pour certaines personnes, cela compte vraiment, vraiment beaucoup.

New World a été le deuxième extrait de l'album. Aujourd'hui, en France, et d'une certaine manière dans le monde entier, on assiste à des changements politiques majeurs. Est-ce que c'est ce à quoi tu faisais référence avec New World, ou bien avais-tu une idée totalement différente en tête ?

Je ne pourrais jamais écrire une chanson sur ce sujet, je ne pourrais pas me dire que je vais écrire à ce propos. En fait, tu vis dans ce monde et tu ressens que tu ne peux plus ignorer la situation. Je ne sais pas ce que j'écrirai ensuite, mais je sais qu'il y aura un élément de rage. Il est important pour moi de ressentir cela en ce moment, je veux le vivre. Je ne souhaite pas que les choses s'arrangent. Pour New World, il s'agit beaucoup de la relation entre l'intérieur et l'extérieur, dans ce contexte où tout s'effondre autour de nous, mais aussi à l'intérieur de nous. C'est une tentative de comprendre où se situent les limites de tout cela. Dans le premier couplet, il y a cette phrase : "Baby, I was falling, but the shit that I was falling through, I thought it was just the world rising". C'est une expression de confusion, et cela soulève aussi la question "est-ce que tout cela est de ma faute ?". C'est cette destruction qui nous entoure, mais qui fait également partie de nous, tout comme notre propre destruction personnelle.

Vous avez utilisé le mot "shit" deux fois dans l'album, ce qui n'est pas très courant dans vos paroles (rires). Y a-t-il une raison particulière à cela ?

Tu as probablement raison. Cela doit vraiment avoir son importance (rires). Oui, le nombre de jurons dans un album doit signifier quelque chose.

Qui a eu l'idée de cette vidéo étonnante et magnifique ? Pourrais-tu nous en dire plus à ce sujet ?

Il y a environ un an, ma fille faisait des figurines en céramique, et je lui ai demandé si elle pouvait créer quelques figurines du groupe. Elle a accepté et les a fabriquées, puis elles sont restées sur mon piano pendant un certain temps. L'idée m'est ensuite venue de faire une animation en stop motion pour New World. Nous en avons discuté et avons décidé de nous lancer. Ma fille a conçu tous les paysages et les mouvements, tandis que Neil s'occupait de la photographie et que je dirigeais le projet et faisais le montage. Ce furent quelques jours très agréables, et nous avons vraiment pris du plaisir à travailler ensemble.

En ce qui concerne l'artwork, vous utilisez la photo de Christophe Agou en feutre pour l'affiche de l'annonce de la tournée. D'où est venue cette idée ? C'est vraiment une réalisation très belle et réussie...

Ma fille travaille avec le feutre et réalise de superbes pièces. Je lui ai donc demandé de créer une version de l'image de Christophe, ainsi qu'une autre image pour la pochette de l'album, qui figure maintenant à l'intérieur de celle-ci. En fait, la pochette est un dessin qu'elle avait fait à l'origine pour elle-même. Je l'ai suppliée de pouvoir l'utiliser, car il est vraiment très beau.

Nancy, votre nouveau single, s'inspire-t-il d'une mélodie cubaine ou éthiopienne, ou la bande originale de Stars At Noon a-t-elle influencé l'écriture de cette chanson ?

Je ne pense pas que ce soit le cas. On pourrait peut-être parler davantage de Calypso, mais je ne pense pas que ce soit une référence directe. C'était juste une expérience, et c'est ce qui en est ressorti. J'ai joué quelque chose de vaguement latin, puis je l'ai ramené chez moi pour m'amuser avec des boîtes à rythmes, des échos et d'autres effets. C'est ainsi qu'est né ce rythme étrange. C'est littéralement l'un de ces moments où l'on se demande si le résultat est bon ou non, et puis on finit par s'y habituer. Au bout de quelques mois, quelqu'un a fini par dire "C'est vraiment bien", et tout le groupe a finalement convenu que c'était le cas. Pour Nancy et Falling, The Light, je n'avais aucune référence musicale en tête. Pour une chanson comme Falling, The Light, je ne savais pas où allaient la basse ou la batterie. C'était tellement étrange pour moi, il n'y avait pas de points de référence. Bien sûr, il y avait des repères pour New World et Don't Walk, Run, mais pour certaines chansons, en studio, j'avais l'impression de ne pas savoir comment cela devait fonctionner. On ne sait pas si c'est bon ou mauvais, ou quoi que ce soit d'autre. Je pense qu'il est bénéfique d'arriver à un moment où tu ne sais pas si c'est réussi et de vivre dans cette incertitude. Tu ne te dis pas simplement "C'est le son de New World". À chaque étape, c'était "OK, c'est génial". Pour certaines chansons, nous nous demandons "Est-ce que quelque chose est en train de se passer ou pas ?". Cela signifie quelque chose. Cela veut dire que tu n'es pas seulement en train de rester dans ta zone de confort musical, mais que tu explores au-delà. Je ne dis pas que cela fonctionne toujours, mais ça a une vraie signification.

Always A Stranger est ma chanson préférée de l'album. J'adore les détails musicaux et la force de la basse, c'est incroyable. Et cette voix ! Il y a une telle intensité et mélancolie dans cette chanson... Peux-tu nous en dire plus à son sujet ? Parfois, elle me rappelle un peu vos premières chansons, comme Jism, bien qu'elles soient totalement différentes. Je parle de l'intensité de la chanson, pas de la musique, mais il y a quelque chose dans la voix et dans la musique qui est vraiment différent des autres morceaux de l'album...

C'est probablement ma préférée aussi, mais on ne peut pas choisir ce que l'on écrit. Après la tournée du 30ème anniversaire du groupe, j'étais vraiment épuisé, non pas par les concerts eux-mêmes, mais par l'angoisse de ne pas tomber malade. Je me demandais ce qui se passerait si quelqu'un dans le bus attrapait le COVID-19, car cela n'était pas couvert par l'assurance. Chaque jour était une lutte pour traverser cette période. C'était vraiment, vraiment stressant. L'objectif n'était pas de faire de la musique, mais simplement d'arriver à la fin de la tournée sans annuler de spectacles. J'étais complètement épuisé. Ensuite, je suis parti en Grèce et je me suis promis de ne rien faire pendant un mois. Je ne voulais pas travailler ni même m'approcher de mon ordinateur. Pendant deux semaines, j'ai respecté cette promesse. Au début, je me sentais toujours stressé, mais petit à petit, j'ai commencé à me détendre. Après trois semaines, j'ai pris ma guitare et j'ai écrit cette chanson. Je ne peux pas vraiment l'expliquer ; je ne savais pas qu'elle était en moi. Dès que j'ai commencé à la jouer et à chanter, le refrain est sorti comme un hurlement. Cela m'a pris par surprise, mais je me suis vraiment amusé à la créer. La piste rythmique, avec la basse de Dan et le jeu d'Earl, est tout simplement fantastique. C'est vraiment incroyable.

Turned My Back est-elle ta vision d'une chanson sensuelle et groovy ? (Rires)

Nous essayons de faire exister certaines chansons, mais parfois, nous échouons. Nous avons essayé de travailler sur Turned My Back quatre fois sans succès. À l'origine, nous ne la comprenions pas, mais je pense que l'essence de cette chanson remonte à The Something Rain. C'est comme ça. De temps en temps, lorsque nous commençons un nouvel album, je dis "Nous devrions essayer cette chanson !". Et le groupe réagit en soupirant : "Encore !". Mais cette fois-ci, c'était le bon moment pour elle. Une fois que nous avons trouvé ce qui lui convenait, elle a vraiment pris son envol.

Es-tu heureux d'avoir enfin pu terminer cette chanson ?

Je peux enfin l'oublier maintenant, ce qui est la meilleure chose, car je ne peux pas laisser des chansons inachevées en tête. Mais je pense que pour Turned My Back, il y a un élément de positivité qui vient de Gina, ce qui confère au personnage principal une certaine dose de ridicule.

Il y a encore des bandes originales de films des Tindersticks, comme Stars At Noon ou Avec Amour Et Acharnement, qui n'ont pas encore été publiées en format physique. Pourrait-il y avoir une sortie un jour ?

J'aimerais beaucoup. Pour être honnête, Soft Tissue va sortir en format eco-vinyle. J'espère que cela facilitera les choses pour les prochaines sorties en vinyle. Je ne fais pas cela par vanité, surtout si cela doit nuire à quelqu'un d'autre. Je suis heureux que ce soit le premier disque de City Slang à être publié en vinyle écologique. Bien que ce soit un peu plus cher, j'espère qu'ils deviendront un label engagé sur le plan écologique. Cela rend les choses un peu plus faciles à envisager pour moi. Je ne veux pas me montrer brutal, mais je pense qu'il y a une surabondance de vinyles, et je me demande à quel point ils sont réellement appréciés. Je ne sais pas comment le juger, mais je tiens à souligner que les ressources sont précieuses. Les bandes originales, c'est très bien, mais il y a aussi des questions d'énergie à considérer. L'année dernière, j'aurais pu dire "D'accord, lorsque nous ferons les concerts sur la musique de Claire Denis, nous sortirons un coffret", mais cela aurait ajouté du travail pour Aymeric de City Slang. Il faut simplement que ce soit le bon moment pour le faire. Je suis convaincu qu'il y aura une occasion pour sortir un second coffret des musiques de films des Tindersticks.

David Boulter a été très prolifique en sortant des 45 tours de bandes originales de films et maintenant un album. Est-ce que tu travailles également sur des projets solo ?

Les Tindersticks me prennent beaucoup de temps. Je dois m'y consacrer pleinement pendant deux ans lorsque nous travaillons sur un album. C'est tout simplement épuisant. Mais je suis content que David utilise son temps de cette manière, car c'est quelque chose qu'il a toujours eu besoin de faire. Je suis vraiment ravi qu'il puisse enfin le faire.

J'aimerais te poser une dernière question sur la chanson Soon To Be April, qui a une ambiance très cinématographique tout en étant moins tragique ou triste. Vouliez-vous conclure l'album sur une note délicate et plus positive ?

C'était une décision importante. J'avais le choix, et j'ai choisi d'opter pour la lumière plutôt que pour la morosité. Cela a été la dernière grande décision à prendre.

Tu ne le regrettes pas, au moins ?

Je ne le sais pas encore.