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Lambrini Girls

Interview publiée par Adonis Didier le 9 janvier 2025

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« Imagine ta grand-mère dans le coffre d’une voiture avec un croissant dans la bouche qui entend Bikini Kill pour la première fois. Eh bien, c’est pas nous. Parce qu’on n'est pas Bikini Kill, et on n'est pas ta grand-mère. Parce qu’on est les Lambrini Girls ! xoxo ». Une description bandcamp aussi nerveuse que le punk enragé et engagé des Lambrini Girls, duo formé à Brighton par Phoebe Lunny et Lilly Macieira-Boşgelmez, un duo à l’air brutal, incontrôlé et incontrôlable, mais bien plus réfléchi, conscient, complexe, et humain qu’il n’y paraît, que l’on a eu le plaisir de retrouver à Paris quelques semaines avant la sortie de leur premier album : Who Let The Dogs Out. Une interview pleine de majeurs dressés et de réflexions sur l’industrie musicale, de chemisiers qui volent et de cocktails avec un petit parasol, dans laquelle vous apprendrez peut-être, ou peut-être pas, qui sont les chiens qu’on a laissés sortir de leur niche.

Votre musique est habituellement décrite comme du riot-grrrl punk, et je sais que vous n'aimez pas ça, donc je vais commencer par demander, en fait c'est quoi les Lambrini Girls ?

Phoebe : Un kébab de genres musicaux. Du post-punk, du noise-punk, et de la musique énervée un peu salope ! Ouais, c'est de la musique de salope stupide (ndlr : stupid bitch music en VO) ! (rires)

C'est un truc que je n'aurais jamais osé écrire quelque part !

Phoebe : Tu peux l'écrire ! Tu peux dire qu'on l'a dit !
Lilly : Oh mon dieu non ! (rires)
Phoebe : « Les stupides salopes de Lambrini Girls font de la stupide musique de petite salope ! » (rires). Tu peux mettre ça en gras souligné partout !

Pour continuer à parler musique de... Bref, sur ce premier album vous avez pas mal de chansons « typiques » des Lambrini Girls, du punk rapide et colérique, mais aussi des nouveautés comme du pop-punk sur No Homo, du calme et une longue montée sur Love, un côté dub dans Cuntology 101... D'où tout ça est-il venue ?

Lilly : Cet album c'est un peu le premier gros effort musical sur lequel on a travaillé ensemble, Phoebe et moi. Donc je pense que ça vient de nos influences personnelles à toutes les deux, qui parfois se rencontrent mais souvent divergent de manière constructive, et on se challenge l'une l'autre pour se pousser à écrire différemment de la musique. Avec l'EP c'était différent, parce que j'étais nouvelle dans le groupe, la plupart des chansons étaient déjà écrites avant que je n'arrive. Et ensuite, avec tout ce temps passé ensemble, à jouer et tourner, la musique a doucement commencé à changer, naturellement. Donc cet album c'est juste nos deux personnalités qui se rencontrent, à un moment où j'explorais qui j'étais, où Phoebe explorait qui elle était musicalement, et on a marié les deux pour créer quelque chose qui, j'imagine, est nouveau !

Et qu'avez-vous appris, au final, de cette exploration ?

Lilly : Qu'on est des malades ! Et qu'on est super fortes !
Phoebe : On est rock n'roll baby !
Lilly : Mais c'était cool, et à mesure que j'évoluais, j'ai aussi vu beaucoup de croissance et de maturité dans les paroles de Phoebe. On voulait beaucoup varier sur l'album, je pense qu'on a réussi ça, et ce qui est encore mieux c'est que tout s'est fait très naturellement. Je suis très fière et très heureuse de ce qu'on a réussi à créer ensemble.

J'ai aussi le sentiment que la variation donne nettement plus d'ampleur à cet album, parce que beaucoup de gens pouvaient penser que faire un album entier de riot-punk ultra-rapide et énervé, ça risquait de tourner en rond. En continuant dans cette veine, est-ce que vous pourriez un jour en arriver à écrire une chanson calme ?

Lilly : Une chanson calme... Oui, ça se pourrait. On a fait pas mal de jams pendant l'écriture de l'album, et une fois on était en pause, et Phoebe a commencé à jouer un truc très beau, en arpèges de guitare, et on a enregistré vite fait cette jam. Mais ce sont des choses qu'on laisse reposer et on verra si on en fait un truc un jour.
Phoebe : Comment tu peux écrire une chanson calme en ce moment ? La maison est en feu, comment tu veux être calme, putain ? Je suis juste tellement vénère ! Et la manière dont la plupart des chansons transpirent cette colère rend l'album authentique et expressif. Ça reflète ce qu'on pense et qui on est. Quand j'écoute les paroles, ça reflète ma personnalité, et ça me parle de la manière dont on a externalisé ces trucs avec Lilly, ça colle vraiment à ce qu'on ressent, et c'est super qu'on ait réussi à transmettre ça à l'album, et la même pour la musique.
Lilly : Oui, en partie. Mais il y a tout de même un spectre d'émotions plus large que je ressens, plus que juste cette colère. Parce que j'aime la musique violente, énervée, et j'écoute beaucoup de noise-rock et autres, mais j'écoute aussi du folk, du folk expérimental, donc tout dépend de comment tu veux t'exprimer musicalement, ou ce que tu veux exprimer dans ta musique. Et je dirais que pour les Lambrini Girls, en tant qu'entité, c'est la colère qui prédomine plus que toute autre chose.

Et bien sûr, quand je parlais de chanson calme, ça ne voulait pas dire ennuyeuse, juste plus lente, plus posée, mais possiblement toujours aussi intense...

Phoebe : On a essayé, pour être honnête, parce qu'on est des musiciennes plus versatiles que ce qu'on pourrait penser, mais au final l'album est comme il est, et c'est juste comme ça qu'il est sorti.
Lilly : Mais un jour, je suis sûre qu'on le fera. Parce que pourquoi pas !

Aussi, sur cet album, et déjà un peu avant avec le single Body Of Mine, vous avez commencé à écrire des chansons avec un point de vue plus personnel, interne, sur les choses. Est-ce que c'est plus difficile d'écrire et de jouer ces chansons-là que les autres ?

Phoebe : Oui, je trouve ça super dur. Ecrire sur des expériences personnelles je n'aime pas ça, parce que se montrer vulnérable ça craint. Donc j'ai trouvé ça hyper difficile, et ce que j'ai trouvé pour que ça passe c'est de chanter mes expériences personnelles comme si ce n'étaient pas les miennes. Parce que je fonctionne tellement en pointant du doigt, en étant observatrice, que je peux chanter une expérience personnelle qu'en prétendant que c'est pas vraiment la mienne. C'est comme si je m'observais de loin, et c'est comme ça que j'ai réussi à contourner le truc, parce que c'est flippant et en même temps cathartique de chanter à propos de soi, et ça reste important d'avoir cette expression de soi-même, même si ça me prend clairement plus de temps.

Un truc amusant : l'an dernier, sur cet exact même canapé, j'ai rencontré Karla Chubb de SPRINTS, et elle a cette manière de tout chanter à la première personne, dans sa tête, là où vous écrivez effectivement presque toujours à la troisième personne...

Lilly : Oui, je pense que tout le monde a une approche différente de l'écriture. Moi je n'écris pas de paroles pour le groupe, mais typiquement je ne pourrais pas être observatrice comme Phoebe, je ne peux pas faire ça, je peux seulement écrire à propos de mes peurs les plus sombres, profondes, ce que tu pourrais appeler mon puit sans fond de tristesse ! (rires) En tout cas, notre méthode marche plutôt bien pour nous jusque-là.

Et en rentrant en studio, comment vous avez réussi à exprimer ces sentiments ? Avec une approche très live, ou un process plus travaillé et réfléchi ?

Lilly : En rentrant en studio, on avait déjà les chansons, et on est très chiantes sur le fait d'enregistrer des chansons qu'on sera capable de jouer live, exactement comme on les a enregistrées, pour rester fidèles au disque en concert. Parce que les gens nous demandent souvent comment on transfère notre énergie live dans les enregistrements, et ce n'est que ça au final. Forcément, on rajoute quelques trucs par-ci par-là, mais au global il n'y a pas une seule chanson, si ce n'est Cuntology, qu'on ne serait pas capable de jouer live à trois, et ça tient un grand rôle dans l'énergie du disque. Typiquement, ce n'était pas très loin dans le process d'enregistrement, on était tous dans la même pièce, on enregistrait la batterie en jouant avec en même temps, puis on a enregistré la guitare et la basse séparément dans la salle de contrôle, en rejouant par-dessus... Un truc assez classique en fait.

Vous avez choisi Daniel Fox (ndlr : bassiste de Gilla Band et producteur pour SPRINTS, The Psychotic Monks, etc...) en tant que producteur. C'était vraiment une volonté de votre part que ce soit lui ?

Lilly : Oui, c'était un peu mon « caprice », et Phoebe m'a gentiment laissée passer ça... Non je plaisante ! (rires) J'adore Gilla Band, ils ont été une grosse inspiration pour mon jeu de basse, la manière dont ils utilisent leurs effets pour créer des choses, je trouve ça fascinant de transformer du bruit, des tons, en quelque chose de musical. Et évidemment on a aussi tourné avec eux, on a appris à les connaître et tout, j'ai commencé à écrire des parties plus noise, à injecter ça dans notre son punk, et j'ai pensé que Dan serait la meilleure personne pour traduire tout ça en disque. Donc après la tournée, on voulait voir ce que ça pourrait donner, on a enregistré Body Of Mine et God's Country avec lui, et on a adoré le son. Il a très bien capturé ce qu'on voulait faire, et du coup on a décidé de faire l'album avec lui.

Pour passer à la partie plus politique et sociale de l'interview, vous avez appelé l'album Who Let The Dogs Out, mais c'est qui ou quoi les chiens en question ?

Phoebe & Lilly : C'est personne ! C'est juste une blague ! (rires)
Phoebe : C'est juste drôle et con, ça ne veut rien dire, il n'y a pas de sens caché là-dedans.
Lilly : Que ce soit la pochette ou le titre de l'album, c'est juste là pour être fun, pour se lâcher, faire la fête, être chaotique.

Donc les seules choses qui n'aient pas un sens profond et social dans tout ça, c'est le titre et la pochette ?

Phoebe : Au fond on est aussi qu'une énorme blague. Je t'ai dit, on est des stupid bitches !
Lilly : On dit ça avec amour, mais il faut savoir s'amuser dans la vie. On est aussi sérieuses que pas sérieuses dans la vie !

J'ai lu une interview que vous avez donnée où vous disiez vouloir « atteindre les gens qui ont besoin de l'entendre ». Vous pensez qu'être bruyantes c'est la seule option pour atteindre des gens aussi éloignés ?

Phoebe : Je ne pense pas que ce soit nécessairement d'être bruyantes, même si on est un groupe bruyant, et je dirais que le punk est un très bon genre pour délivrer des messages. Mais l'idée de base n'est pas d'être bruyant, c'est d'atteindre la plus haute plateforme possible. Parce que plus tu fais partie du mainstream, plus c'est facile de faire passer ton message, de le rendre accessible. De la même manière, faire de la musique accrocheuse est une très bonne façon de passer un message, aussi d'être drôle c'est engageant, et si tu fais quelque chose qui engage, qui implique le public, les gens risquent plus d'adhérer au message.

Et donc, vous diriez que vous cherchez à être mainstream ?

Phoebe : On essaye en ce moment même, sinon on ne serait pas à Paris à donner neuf interviews en une journée ! (rires)
Lilly : On essaye d'être aussi authentiques que possible en essayant d'atteindre la plus grande plateforme possible pour diffuser notre message, et nous pousser dans des espaces où du punk politique ne pénètre pas habituellement.

Parce que certains diraient que du noise-punk politique c'est plutôt niche, si on prend le mainstream comme étant Charli XCX ou Taylor Swift...

Phoebe : On n'essaye pas d'être un groupe de pop, on essaye d'être un groupe populaire.
Lilly : On reste réalistes, on ne va jamais devenir Charli XCX, c'est clair ! (rires)

En parlant de mainstream et de parler au plus grand nombre, comment impliquez-vous dans votre musique ou dans vos concerts les gens qui ne sont pas spécialement au courant ou concernés par les problématiques féministes ou LGBTQ+, voire qui ne partage pas vos opinions sur le sujet ?

Phoebe : Il faut éduquer les gens. C'est une grande part du groupe, et c'est important qu'on joue en face de ces gens, parce que c'est comme ça qu'on fera évoluer leur pensée. C'est tellement important de jouer un peu partout, de créer un espace safe pour des gens qui ne s'imaginaient que ça pouvait exister pour eux, et c'est tout aussi important de questionner les gens et de faire passer ton message à ceux qui ne le comprennent pas, pour essayer de les faire changer d'avis. C'est comme ça que tu mobilises les gens, plutôt que de chercher à prêcher des convertis.
Lilly : Notre musique est pour tout le monde, elle est autant pour ceux qui se retrouvent personnellement dedans, ceux à qui elle donne de la force et du courage, qu'à ceux qui aiment juste la musique mais qui pourraient aussi apprendre quelque chose de nouveau à propos de situations ou de phénomènes auxquels ils n'avaient jamais eu à penser jusque-là. Donc oui, on accepte tout le monde chez nous, tous ceux qui aiment notre musique, et ou qui voudraient en apprendre plus, et qui sont prêts à écouter ce qu'on a à dire.
Phoebe : Du moment que tu maintiens un environnement safe, et que tu n'es pas un mec chelou ou un pervers.
Lilly : Oui, pas de pervers à nos concerts !
Phoebe : Pas de pervers ou de mecs chelous autorisés, et si tu te comportes comme ça, on te tabassera les couilles ! Si y a un mec comme ça à un de nos concerts et qu'on le voit, on le fume et on le dégage direct !
Lilly : C'est notre priorité que les gens se sentent à l'aise et en sécurité à nos concerts.

Vous avez déjà eu des discussions constructives avec des gens qui n'étaient pas d'accord avec vous ?

Lilly : Eh bien, on a souvent essayé d'être constructives de notre côté, mais si les gens en face engagent la discussion de manière non constructive, c'est leur choix, pas le nôtre. Mais par exemple, on parlait avec un ami à nous l'autre jour, un ami qui joue dans un groupe super cool qui s'appelle DITZ, et iel nous a dit quelque chose qu'iel a vu à un de nos concerts qui m'a vraiment touchée. On jouait Terf Wars, dans laquelle Phoebe amène souvent la foule à chanter « Fuck Terfs », et elle fait aussi en sorte d'expliquer au début de la chanson ce que sont vraiment les Terfs (ndlr : Trans-Exclusionary Radical Feminists, des féministes qui excluent les personnes transsexuelles de leur lutte), parce que c'est un terme assez british... Notre ami Cal (ndlr : Callum Francis de DITZ) a vu cette personne dans la foule qui, au début de la chanson, avait l'air un peu confuse et perdue, et qui à la fin de la chanson chantait « fuck terfs » avec le reste du public. Je dirais que c'est une victoire, et en considérant qu'on ne l'a pas vu nous-mêmes, j'espère qu'il se passe encore plus de choses comme ça pendant nos concerts qu'on ne voit pas forcément.
Phoebe : Oui et il y a des gens après les concerts qui nous disent « je ne savais pas ce qu'étaient les terfs, et maintenant je le sais, et je ferai plus attention à ça autour de moi ! ». Et c'est ça le but de nos chansons, donc de voir ça, ça veut dire que ça marche !

Et donc maintenant que vous rentrez pour de bon dans l'industrie musicale, vous pensez avoir éventuellement à faire des compromis, un jour, pour pouvoir continuer à faire passer votre message ?

Phoebe : Je pense que tu dois toujours faire des compromis sur quelque chose à un moment donné. Mais je ne veux pas faire de compromis sur nos croyances politiques et sociales, on est un groupe pro-palestinien, pro-transsexuels, anti-occupation, on déteste la police, on est pour les droits des personnes queers ou LGBT, on déteste les harceleurs et les abus, on déteste les misogynes... J'ai oublié un truc ?
Lilly : Probablement, mais ça sonnait top ! (rires)
Phoebe : C‘est quelque chose qui ne changera jamais et dont on parlera toujours.
Lilly : Et je pense que tous ceux qui travaillent avec nous sont au courant de ça.
Phoebe : Si quelqu'un nous dit « je ne suis pas d'accord avec vous sur ça », eh bien on est juste là à dire « ouah ça craint d'être toi, mec ! ». (rires) Oups, tu es venu parler au mauvais groupe ! Ceci dit, j'entends qu'il faut savoir prendre les critiques constructives quand elles sont faites, mais nos opinions ne changeront jamais, et elles ne peuvent pas être changées.

En parlant de ça, vous avez été dans les premières à boycotter festival The Great Escape cette année (ndlr : en 2024, rapport au fait que le festival était sponsorisé par la banque britannique Barclays, qui travaille entre autres avec des groupes militaires d'armement vendant des armes à l'état israélien)...

Phoebe : Oui, on a lâché le SXSW (ndlr : plus grand festival de groupes émergents aux Etats-Unis, à Austin au Texas, anciennement sponsorisé par le fabricant d'armes et d'avions militaires américain Lockheed Martin), et ensuite on a lâché le Great Escape (ndlr : plus grand festival européen de groupes émergents, situé à Brighton). La majorité des groupes anglais ont lâché le Great Escape et ont boycotté, d'ailleurs la plupart devait aussi jouer au SXSW, et tout ça est venu d'un groupe US qui s'appelle Squirrel Flower, qui a commencé à boycotter le SXSW et qui a encouragé d'autres groupes à le faire. Comme on est un groupe du Royaume-Uni ça a été un peu plus compliqué, mais on a boycotté le festival quand même, un truc comme cinq jours après les groupes américains. Je crois qu'on était le premier groupe hors Amérique, ou au moins le premier groupe européen à boycotter, et ensuite pour le Great Escape il y a en plus eu toutes ces actions communautaires, ce boycott collectif, toute cette animosité et cette mauvaise pub qui a engendré une énorme visibilité, et ça a fini incroyablement bien vu que le Great Escape n'est officiellement plus partenaire de Barclays.

Un groupe comme KNEECAP a quand même joué au Great Escape, en faisant un discours pour la Palestine et en disant à Barclays d'aller se faire voir...

Lilly : Oui, on nous demande ça souvent, de savoir si on a une ligne claire et définitive là-dessus, mais je pense que chaque groupe a le droit de gérer ça différemment, comme il sent, et chacun est capable de savoir s'il franchit une ligne rouge, ou s'il aide seulement à éduquer les gens et amplifier le phénomène. C'est à chacun de décider pour soi, tout ça c'est beaucoup plus compliqué et nuancé que ça en a l'air de l'extérieur, donc je respecte pleinement l'autonomie de chaque groupe à prendre ses propres décisions, parce que je comprends à quel point ça peut être complexe.
Phoebe : Le marteau, l'enclume, tout ça... Mais quand on a dû prendre une décision, on a pris la décision de boycotter, et on assume pleinement cette décision, c'est quelque chose qu'on devait faire. Mais je n'irai pas dans le sens de ceux qui pointent du doigt et dénigrent les groupes qui ont décidé de faire différemment.
Lilly : Et si jamais on considère que ça aura plus d'impact de jouer et d'éduquer les gens, alors on le fera. Mais c'est vraiment une décision à prendre au cas par cas.

Il n'y a jamais eu un moment où vous vous êtes interdit de dire ou faire quelque chose, par peur pour votre carrière ? Enfin, quand je repense aux Awards chez Rolling Stones, j'en envie de dire que non (ndlr : elles ont défilé sur le tapis rouge avec un drapeau palestinien et un drapeau trans) !

Lilly : Le truc, c'est que le message politique est intrinsèque à notre identité en tant que groupe, donc vraiment il n'y a pas d'intérêt à mes yeux à avoir une carrière, et avoir du succès, si c'est pour se retenir de parler des choses qui comptent pour nous.
Phoebe : Si tu défiles sur un tapis rouge, tu peux y aller et sourire, ou tu peux y aller et sourire et augmenter la visibilité d'un truc auquel tu tiens, alors pourquoi ne pas le faire ? C'est l'identité de notre groupe, si on nous donne une plateforme, on va s'en servir.
Lilly : Donc non, on ne pense à ce qui pourrait impacter notre carrière, parce que sans cette identité, on n'aurait pas de carrière, et on ne voudrait de toute façon pas de cette carrière. On peut toujours faire des compromis sur la manière dont on fait les choses, histoire de continuer à avoir une plateforme, mais on ne fera jamais de compromis sur les sujets qu'on évoque, les choses dont on parle.

Aussi, vous avez beaucoup critiqué l'industrie de la musique, notamment avec Boys In The Band puis encore après... Vous avez remarqué des changements récents dans l'industrie, en bien ou en mal ?

Phoebe : Je pense que c'est la merde par défaut.
Lilly : C'est juste que c'est systémique à un tel niveau que ce n'est même pas l'industrie de la musique, c'est la manière dont le monde entier est foutu qui génère ça. Le patriarcat, le racisme, sont inhérents au monde et institutionalisés, toutes ces choses sont tellement ancrées dans les façons de penser que ça va prendre un temps fou pour voir de vrais changements.
Phoebe : Ça a été pire à une époque ceci dit.
Lilly : Oui, ça parle un peu plus de mettre plus de femmes et de personnes queers à l'affiche, dans les concerts et les festivals, mais c'est aussi à double tranchant. En tant que femme ou personne queer, tu peux vite te sentir objectifiée, réduite à cette dénomination, on le ressent comme ça parfois, mais au bout du compte, si ça te permet de faire des choses et d'avancer, ça vaut quand même le coup. Mais je n'imagine pas un vrai changement dans la société avant un bout de temps.

Donc, être une femme queer dans l'industrie aujourd'hui, c'est plutôt un avantage, un désavantage, ou les deux ?

Phoebe : Je ne crois pas que ce soit un avantage, pour être honnête. Ce que tu gagnes c'est juste l'objectification, parce qu'être une femme queer, mais en même temps blanche et blonde, c'est une version diluée et acceptable du truc, une version que l'industrie de la musique peut utiliser pour faire du marketing et vendre. Et de ce fait on a un privilège, et on peut essayer d'utiliser ce privilège à notre avantage, mais le fait d'être une femme, qui plus est queer, dans l'industrie, ça veut dire que personne ne te prend jamais au sérieux, que tu es constamment sexualisée par tout le monde autour de toi. Souvent je ne me sens pas en sécurité, ou à l'aise, et les groupes de mecs ont souvent plus de facilités à se faire booker, en se prenant en même temps moitié moins de leçons à la con et de remarques paternalistes. Donc non, je pense pas que ça ait des avantages d'être une femme dans ce milieu, mais je crois que tu peux utiliser certains désavantages à ton avantage pour gagner en visibilité, et faire progresser la cause.
Lilly : Que tu peux, et que tu devrais le faire !

D'ailleurs, on voit souvent des groupes avec des chanteuses, ou des groupes uniquement féminins, mais cela reste encore assez rare de voir des groupes avec juste des filles et des mecs qui jouent ensemble d'un peu tous les instruments...

Phoebe : Il y a quelques groupes comme ça, mais même là on voit parfois le côté publicitaire d'avoir spécifiquement juste une batteuse ou une bassiste.
Lilly : Oui, ça peut être utile d'avoir un membre féminin, pour rentrer sur les affiches qui ne sont pas déjà entièrement remplies par des groupes féminins. Mais j'aimerais voir un jour où être une femme dans un groupe n'est plus considéré comme un genre musical, où « groupe avec une chanteuse » n'est plus un genre, et de juste pouvoir exister en tant que putain de musicienne. Franchement ce serait cool de ne plus avoir cette distinction de faite systématiquement. Ça arrive des fois, mais trop souvent les minorités dans la musique ou ailleurs sont tout de suite objectifiées et transformées en genre ou en argument marketing. Au final, le problème reste que les femmes ne sont pas prises au sérieux dans la musique. Et c'est vraiment bizarre, parce qu'il y a des femmes qui sont là et qui se battent depuis vingt, trente, quarante ou cinquante ans, et rien n'a vraiment changé. J'ai remarqué ça quand je me suis lancée dans la musique, même dans ma manière inconsciente de penser, parce que j'ai étudié toute ma vie pour devenir musicienne, j'ai toujours su que c'était ce que je voulais faire, et pourtant, sans vraiment de raison, j'ai seulement commencé à jouer dans des groupes vers le milieu de ma vingtaine. Et ça vient du fait que j'avais beaucoup de mal à m'imaginer sur scène, comme s'il y avait une espèce de barrière qui m'a pris beaucoup d'énergie, et de courage, et je sais que ça sonne un peu ridicule, mais ça m'a vraiment demandé du courage de dépasser ça. Et c'est dû à toute cette objectification, cette sexualisation de la femme qu'il y a dans notre société, que les femmes sont mises les unes contre les autres, et que ça demande beaucoup de travail sur soi-même pour surpasser toutes ces barrières mentales qu'on nous met presque depuis la naissance.

Mais c'est vraiment cool de voir de plus en plus de femmes sur scène, de femmes qui jouent des instruments sans distinction particulière, pour montrer aux gens, et notamment aux jeunes filles, que c'est possible. Typiquement, on a un festival français qui s'appelle Les Femmes S'en Mêlent, associé avec le mouvement More Women On Stage/Backstage, qui vise à promouvoir les femmes un peu partout dans la musique, autant sur scène qu'en coulisses ou dans les boulots qui sont autour...

Phoebe : C'est intéressant parce qu'au Royaume-Uni le mouvement qu'on a c'est « Safe Gigs For Women » (ndlr : concerts sécurisés pour les femmes). Ça témoigne du niveau du bordel, on ne peut même pas encore penser à promouvoir les femmes ou les trans sur scène parce qu'on a d'abord besoin de rendre les concerts sûrs pour elles et eux. Ça montre vraiment quelle merde c'est au Royaume-Uni en ce moment.
Lilly : Et on a besoin des deux sexes pour s'en sortir, que tout le monde fasse des efforts et en prenne conscience. Parce que c'est important d'avoir des égéries féminines, des femmes qui créent de l'espace, des possibilités pour les suivantes, mais de toujours devoir compter là-dessus c'est chiant. Par exemple, Kim Gordon qui a écrit son livre Girl In A Band à propos d'elle en tant que bassiste de Sonic Youth, et à chaque interview c'était « alors ça fait quoi d'être une fille dans un groupe ? ». Juste, va te faire foutre, je suis dans un groupe, c'est tout. C'était un peu pareil pour Kim Deal. Et ce sentiment existe toujours, on aimerait que notre genre ou notre orientation sexuelle ne soit pas sensationnels, que ça ne définisse pas notre musique.
Phoebe : C'est comme quand on te pose des questions du genre « Qu'est-ce que le féminisme représente pour vous ? » ou « Pourquoi vous êtes féministe ? », et je suis là à me demander à quel point il faut être putain d'ignorant pour poser cette question à une femme ? Même en dehors du côté musique, ça me rend folle.

Vous avez aussi pas mal parlé de sexualisation, et un classique des Lambrini Girls c'est d'enlever votre haut en concert, un truc que pas mal de chanteurs mecs font assez souvent...

Phoebe : Oui c'est pour ça que je le fais !
Lilly : Aussi parce qu'on passe notre temps à perdre nos putains de fringues ! (rires)
Phoebe : Oui les gens n'arrêtent pas de voler nos fringues ! J'ai perdu tellement de mes fringues préférées, genre tellement, que maintenant je n'ai plus rien à me mettre sur scène ! (rires)
Lilly : Au concert du Lexington par exemple ! OK, je l'avoue, j'ai fait tourner mon haut au-dessus de ma tête et je l'ai jeté dans la foule, donc peut-être c'est un peu ma faute, mais j'ai failli perdre ce haut et c'est un de mes hauts préférés, genre ever ! Et même des fois les gens refusent de nous rendre nos fringues à la fin, c'est fou ! (rires)
Phoebe : Oui, genre, ce sont nos fringues quoi, merde ! Donc oui, de temps en temps je me fous à poil, parfois, et d'autres fois quand je ne trouve rien à me mettre, j'enlève juste mon haut et c'est ça ma tenue, ce qui a jusque-là plutôt bien marché. J'ai pris l'habitude de le faire en voyant des groupes de mecs littéralement en caleçons sur scène, et j'étais là à dire « je vous garantis que si c'est moi qui fais ça, ça va être putain de choquant ! », et ça l'a été. Mais après, les gens nous ont vu et se sont dit « les mecs font ça tout le temps, c'est quoi la différence ? ». Et pour être honnête, de toute façon je m'en bats les couilles ! (rires)

J'en déduis que vous ne clairement pas à ce que les gens pensent de vous, ou comment ils pourraient vous considérer par rapport à votre message ?

Lilly : Ecoute, on est qui on est, c'est à prendre ou à laisser, on s'en fout ! (rires) Et si tu ne nous aimes pas, c'est cool, je comprends. Mais on ne va pas s'améliorer, ni s'empirer d'ailleurs, on est juste comme ça.

On arrive enfin à la question finale, la plus difficile. Je sais qu'il y a beaucoup de choses qui vous énervent, il y a un EP et un album entier qui en parlent, mais... qu'est-ce qui vous rend heureuses ?

Lilly : Oh c'est trop mignon comme question ! Hum... J'aime cuisiner, et ça me rend heureuse que le soleil se lève et se couche chaque jour. L'océan aussi me rend heureuse, les gens qui prennent soin les uns des autres. J'adore aussi les clubs d'art et de création, où des adultes se réunissent pour peindre, dessiner, faire des collages. Il y a plein de trucs qui sont cool... Les cocktails me rendent heureuse aussi, faut se l'avouer ! (rires) Et aussi horrible que le monde puisse être, il y a plein de choses pour lesquelles on peut être reconnaissantes et il y a beaucoup d'amour dans le monde. Des gens se réunissent pour se battre pour ce qui leur tient à cœur, se battre pour d'autres gens, des gens en détresse, ou marginalisés, et je trouve ça incroyable. Et bien sûr, les bisous et les arcs-en-ciel et les bonbons et les chocolats et les gâteaux et les muffins ! (rires)