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Young Fathers

Interview publiée par Olivier Kalousdian le 9 avril 2015

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Qualitatifs et jamais quantitatifs, estimables à défaut d'êtres qualifiables, les Young Fathers continuent de nous perdre, avec bonheur, dans un univers musical sans repères. Un univers quand lequel seuls Fishbone (notamment sur le titre Still Running) et leur fusion punk exotique semblent pouvoir matcher et faire office de parrains illuminateurs.

Après Dead, voici venir l'album White Men Are Black Men Too. Un album collégial cent pour cent DIY, conçu comme un patchwork unissant toutes les nuances de gris dans une clarté novatrice à la limite de l'avant-garde qui n'est pas sans rappeler le travail et l'esprit colporté par Massive Attack. Un groupe et une musique sans frontières pour lesquels l'intellect et l'émotion priment sur tout le reste.

Votre nouvel album, White Men Are Black Men Too, sort le 6 avril sur Big Dada Records. Un titre engagé, mais tout de même mystérieux. Que signifie-t-il pour vous ?

Alloysious Massaquoi : En fait, ce qui est important c'est ce qu'il peut signifier pour toi et pour le public. Qu'as-tu pensé à l'écoute de cet album ?

J'ai beaucoup apprécié ce melting pot de sonorités et de tempos, exotiques et punk à la fois, cela m'a ramené au temps de Fishbone...

Alloysious Massaquoi : Fishbone (se tournant vers le manager, plus âgé qui leur explique qui sont Fishbone) ? Belle référence, apparemment. Je la note tout de suite leur nom sur mon smartphone et j'écouterai cela dès ce soir.

Sauf erreur, cela vous a pris à peine une année pour écrire ce nouvel album ?

'G' Hastings : Je ne dirais pas que cela nous a pris une année. Nous avons décidé l'enregistrement en septembre dernier. Mais tout le processus a démarré quand nous étions en tournée aux États-Unis. Nous avons beaucoup écouté la radio là-bas et nous nous sommes nourris de styles musicaux qu'on entend assez peu en Angleterre. Nous y avons également fait beaucoup de rencontres et c'est à partir de ce voyage que nous avons décidé cet album ; un album qui se voudrait plus simple et plus concis que le précédent. Moins, c'est plus ! Je crois que nos visites à la Nouvelle Orléans ou en Louisiane ont été d'une grande influence pour cet album. Comme les blues men de là-bas, nous avons toujours préféré la performance pure aux techniques d'enregistrement ou de construction mélodique. Ce n'est pas notre logiciel à nous. Peu importe que tu enregistres dans un studio très moderne ou chez toi, c'est l'émotion colportée qui compte. C'est sur ses bases que nous avons travaillé et cela n'a pas été un problème pour nous car nous ne voulons pas faire deux fois les mêmes choses. Nous venions de terminer Dead et nous sentions le besoin d'être plus directs et, peut-être, moins avant-gardistes. Finalement, pour White Men Are Black Men Too, les chansons ont été plus rapides à écrire et même si souvent tu ressens le besoin de revenir, encore et encore, sur tel ou tel titre pour le parfaire, cette fois-ci, nous nous sommes obligés à ne pas aller dans ce sens et à laisser à nos nouveaux titres des airs de premier jet, voire d'inachevé. Nous avons dû lutter pour refréner nos envies de modifications et laisser le titre tel qu'il était dans sa version la plus directe, mais je pense qu'avec les années, nous avons su développer nos compétences et nos talents. Nous ressentions moins ce besoin de retravailler un titre pour le faire tenir dans un schéma classique pour laisser un coté instinctif s'emparer de nous afin de le retranscrire sur disque, mais aussi et surtout en live.

Plus que par la musique, je pense que c'est par les rencontres et les discussions avec les gens que nous sommes fréquemment influencés.

Ce voyage aux États-Unis vous a donc grandement influencés, mais sur quelles bases musicales vous êtes-vous appuyés pour vous inspirer ces nouveaux titres ?

Alloysious Massaquoi : Il est vrai que nous avons été influencés par la musique blues ou folk américaine, mais autant que par notre retour à la maison et les styles musicaux que nous affectionnons, généralement. Plus que par la musique, je pense que c'est par les rencontres et les discussions avec les gens, aux États-Unis comme chez nous que nous sommes fréquemment influencés. Souvent, tu ne te rends même pas compte, toi-même, à quel point les gens qui t'entourent influencent et nourrissent ta musique. Peut-être que la plus grande influence résidait dans ces rythmes constants dans la musique américaine – il y avait peu de musique intello ou électronique à la radio dans les régions que nous avons visitées – et sa propension à placer des textes courts, simples, mais impactant.

En parlant de textes, quelle est votre méthode de travail à tous les trois ? Qui écrit les textes et qui écrit la musique ?

Alloysious Massaquoi : On a vraiment une méthode de travail très collaborative. On écrit tous un peu de notre côté, mais ensuite tout est mis en commun pour pondre un texte final.
Kayus Bankole : Il n'y a pas d'égos chez nous. Le meilleur sur tel ou tel titre écrira ou chantera finalement la plus grande partie de ce dernier. Ce qui compte pour nous c'est le titre, pas les membres du groupe. Aucun d'entre nous n'est plus « précieux » que l'œuvre que nous portons.

Un deuxième album est souvent considéré comme difficile car attendu et devant défendre le succès du premier. Avez-vous ressenti une certaine pression en écrivant White Men Are Black Men Too ?

'G' Hastings : Je pense que cela a plutôt été libérateur pour nous, car le fait de savoir que beaucoup plus de monde était en attente de ce nouvel album que du premier nous a paradoxalement mis en confiance. Le but est que notre musique soit entendue par le plus de gens possibles. Gagner un Mercury Prize fut également important, dans ce sens-là. Nous avions enfin une plate-forme médiatique pour lancer ce nouvel album. À défaut de pression, je crois que nous étions plutôt détendus, en fait !
Alloysious Massaquoi : Pour moi, gagner ce Mercury Prize et me dire qu'après ça, l'attente ne pouvait qu'être plus haute nous concernant, c'est une sorte de mythe. Pour ma part, j'ai dormi comme un bébé pendant la création de White Men Are Black Men Too. La seule pression que l'on se met, elle est personnelle ; nous sommes constamment en train d'essayer de repousser nos propres limites. Et puis, ce n'est pas à proprement parler notre deuxième disque. Nous enregistrons des titres depuis que nous avons quatorze ans, ça fait une longue période en termes d'expérience.


Où s'est déroulé l'enregistrement de White Men Are Black Men Too et qui a produit l'album ?

Alloysious Massaquoi : L'enregistrement s'est déroulé à Edimbourg, Londres, Berlin... Dans beaucoup d'endroits différents. Et notre producteur, tu l'as ici : c'est Tom, notre manager. Quant à l'écriture et la composition, nous en sommes tous les trois les responsables.

C'est donc un vrai projet DIY ?

Alloysious Massaquoi : Absolument.

Avez-vous été surpris de recevoir ce Mercury Prize en 2014 ?

Alloysious Massaquoi : En fait, nous avons toujours pensé que nous le méritions ! D'une manière surprenante, avant que nous soyons annoncés vainqueurs, nous nous étions persuadés que nous allions le recevoir. Et quand le maître de cérémonie a annoncé que le prix nous revenait, nous nous sommes dits : « Putain, nous l'avons eu ! » (rires).

Qu'est-ce que cela a concrètement changé dans votre carrière ?

Kayus Bankole : Comme on le disait, cela nous a permis d'avoir un affichage bien plus important, ce que soit à la TV ou sur Internet. Et cela a surtout permis à des gens qui n'avaient jamais écouté notre musique jusque là de la découvrir. Nous avons sûrement été pris un peu plus au sérieux par la profession, après cela.
Alloysious Massaquoi : En quelque sorte, tu as besoin de ce genre de prix dans ta carrière pour obtenir une sorte de validation de la part du métier. Quand tu es investi dans ta musique, tes vidéo clips, ton artwork, tes tournées... et que tu vis cela par tous les pores de ta peau pendant des années, cela semble très réel pour toi, mais peut-être pas pour les gens que tu veux toucher. Ce genre de prix valide et entérine tout ce travail auprès des autres. Il existe d'autres groupes talentueux, mais plus underground qui n'ont pas ce genre de validation parce que la profession considère qu'ils font peut-être cela comme un hobby, que ce n'est pas assez ancré dans le réel.
'G' Hastings : La visibilité peut venir de différentes manières. Tu peux être connu et médiatisé pour ton côté pop grand public, pour ton chanteur vedette ou pour tes frasques. Mais, pour nous, gagner un prix de la profession c'était le signe parfait pour valider et parachever tout le travail que nous avions effectué jusque là. Spécialement quand c'est tout un album et son travail qui est récompensé et pas juste un single.

Mais vous étiez déjà un groupe très présent sur Internet, par exemple...

Alloysious Massaquoi : Oui, on l'a utilisé, notamment avec le label Anticon. Ce qu'Internet peut faire c'est apporter de l'attention à tes œuvres et en ça, nous avons découvert, via les réseaux qu'il existait beaucoup de fans avertis de notre musique. Et c'est un média qui autorise certains musiciens à pouvoir composer un album entier dans leur chambre à l'aide d'un ordinateur, tout simplement.
'G' Hastings : Malgré tout, les règles restent les mêmes. Les gens pensent qu'avec Internet, on peut être connu et faire du buzz... C'est vrai, en un sens, mais si tu n'as aucun de poids avec ton groupe et si tu n'as pas de quoi alimenter ce buzz, cela ne sert à rien. Tu as besoin des journalistes, des magazines, des radios... à un moment donné, quelqu'un doit mettre de l'argent sur la table, c'est inévitable. Le modèle reste sensiblement le même. C'est juste le média diffuseur qui change.
Alloysious Massaquoi : Et puis il ne faut pas être naïf, quand un groupe marche sur Internet, c'est qu'il a déjà des chansons et même un album de bien préparés en amont, qu'il a mis les bloggers dans ses poches ou d'autres relais sur les réseaux et qu'il a des gens travaillant avec lui.

Il y a une tendance à faire accepter n'importe quoi aux gens.

Reste le problème du téléchargement illégal sur Internet ?

'G' Hastings : Oui, mais quand tu télécharges un album illégalement, cela ne t'empêche pas d'aller acheter pour autant une place de concert de ce groupe ou d'acheter du merchandising du même groupe. Bien sûr, cela modifie l'économie de l'industrie du disque et il y a sûrement moins d'argent pour les artistes, c'est indéniable. Mais, il faut aller de l'avant ; le modèle indie rock avec guitares en avant et chanteur playboy qui fume une cigarette sur la photo, c'est dépassé. Ça marche encore financièrement parlant pour certains, donc les majors misent parfois sur ce genre de groupe. Mais, pour les artistes comme nous, le travail est plus long et plus laborieux car nous ne rentrons pas toujours dans leurs cases.
Alloysious Massaquoi : Si la musique que tu joues est bonne, elle est bonne. Quel que soit le packaging qui va avec ou la photo avec cigarette ou pas. Ce qui compte c'est la musique.
Kayus Bankole : En un sens, on peut dire que c'est aujourd'hui le modèle qui s'adapte à la personnalité des groupes. L'histoire du groupe prend d'ailleurs souvent le pas sur le groupe lui-même ! Les gens veulent une histoire, avant tout, qu'elle soit réelle ou pas. Et le plus souvent dans ces cas-là, le groupe est terriblement ennuyeux ou mauvais. Facile à empaqueter, facile à faire, facile à vendre.
'G' Hastings : Il est vrai qu'il y a une tendance à faire accepter n'importe quoi aux gens, pourvu que ce soit du « rock ». Pour conclure, peu importe le modèle ou le média ce qu'il faut c'est s'en servir pour démontrer le contraste musical dont tu es capable. Et puisqu'on est condamné à tous bénéficier du même modèle dans le futur, montrer sa différence, c'est essentiel !
Kayus Bankole : Les gens ne veulent plus des héros, ils veulent des anti-héros.

Est-ce que Lauren Holt et Steven Morrison ont ou seront à nouveau impliqués dans ce nouvel album et sa tournée ?

Alloysious Massaquoi : Lauren assure quelques chœurs sur l'album et quant à Steven Morrison... non, il n'est pas du projet (rires) !

Vous êtes reconnus pour votre large éventail de sonorités et de tempos dans vos compositions, cela vient-il de vos origines respectives ?

'G' Hastings : C'est comme prendre toutes les rencontres de ta vie ou tous les groupes que tu as écoutés dans ta vie et les refrondre tel un lingot de fer ou d'or dans un nouveau creuset. C'est la plus simple manière que j'ai pour te répondre car, au final, je ne sais pas exactement d'où viennent nos influences. De toute façon, même quand tu te réclames ou te sens inspiré par tel ou tel artiste, tu ne seras jamais à la hauteur de tes influences.
Kayus Bankole : Je ne crois pas pouvoir tracer d'où viennent mes influences pour être honnête. Même si j'essayais, ce serait sûrement vrai sur le moment, mais faux dans la durée.


Dans le titre Old Rock, vous chantez : « White Men Are Black Men ». Que raconte ce titre ?

Alloysious Massaquoi : Il s'agit, bien sûr de dénoncer les stéréotypes en tous genres. Il s'agit de questionner sur les origines du rock et sur la présence, au départ du mouvement, des artistes noirs ou pas. On y parle de la Nouvelle-Orléans où les esclaves avaient le droit de chanter, mais pas plus.

Etes-vous impliqués dans le travail d'artwork ou vos vidéo clips ?

'G' Hastings : Après avoir fait le tour de pas mal d'artistes plus ou moins bons – d'ailleurs, les meilleures choses que nous ayons faites étaient dues à des artistes amateurs – nous maîtrisons maintenant toutes les étapes de la création qui concernent notre musique. Et si c'est de la merde, tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même !

Vous avez déjà pas mal voyagé dans votre carrière, en Australie par exemple et vous vous apprêtez à repartir aux États-Unis pour une nouvelle tournée. Quel serait l'endroit où vous rêveriez d'aller jouer ?

Alloysious Massaquoi : Dans un an, à peu près, nous irons jouer au Malawi, sur la terre d'Afrique et, pour nous, tu te doutes bien que c'est comme un rêve qui se réalise.

Pour vous, quel est le lieu qui vous touche le plus : créer des titres en studio ou les jouer sur scène ?

'G' Hastings : Pour moi, les deux sont égaux.
Alloysious Massaquoi : Je pense que je préfère le studio, parce que quand tu y es, c'est pour y créer de la nouveauté. Quand tu es sur scène, parfois c'est une vraie lutte contre toi-même. Ça ne va pas toujours dans le sens où tu as prévu d'aller et tu es amené à rejouer des titres que tu as déjà joués, très souvent. Ce qui compte pour moi, c'est la création.
'G' Hastings : Être en studio, c'est comme recevoir un nouveau jean, une nouvelle veste ou des nouvelles baskets. Ce sont des choses que tu veux revêtir avec fierté et qui te font sentir plus grand. Mais, quand tu es sur scène et que tu portes ces vêtements-là avec hauteur, c'est également une énorme satisfaction. Cela peut même devenir parmi les meilleurs moments de ta vie quand tout se passe bien devant ton public.
Alloysious Massaquoi : C'est un peu comme demander « As-tu préféré la naissance de tes enfants ou quand ils ont eu leur diplôme ? ».
Kayus Bankole : Ce qui est vraiment unique quand tu es sur scène, c'est l'ambiance que tu es capable de créer ou non.
Alloysious Massaquoi : Il a raison, mais c'est un gros risque et une grosse responsabilité d'être en scène, pour moi en tout cas. Tu es devant des gens que tu ne connais pas, tu crées des moments de plaisir, mais qui peuvent très vite retomber, tu tentes de faire ressentir certaines choses à ton public, tu découvres des aspects de ta personnalité que tu ne connais pas parfois ou tu peux aussi te sentir comme une merde, certains soirs…réflexion faite, je pense que c'est sur scène que l'on ressent le plus de sentiments, mais l'aspect créatif reste le principal pour moi.